Romain Urhausen. Sans titre, années 1950-1960. Avec l’aimable autorisation de Romain Urhausen / Collection de Romain Urhausen.

À l’occasion de la 53e édition des Rencontres de la photographie d’Arles, Zone Critique propose une série d’articles au fil des différentes expositions. Découverte d’artistes méconnus et émergence de talents nouveaux se côtoient dans toute la ville. Avec la rétrospective consacrée àRomain Urhausen et Un monde à guérir, présentant des photos de la Croix-Rouge, retour aujourd’hui sur deux expositions humanistes où la photo se fait attentive aux hommes et aux femmes et à leur inscription dans le monde, tout comme aux plaies et aux blessures que la vie inflige aux êtres.

Parmi les nombreuses expositions présentées cette année à Arles, se dégage – entre autres thématiques – une attention marquée à la manière dont le regard photographique s’est posé sur les hommes et les femmes éprouvés par l’histoire. Témoignage de la brutalité du monde et des drames vécus par les populations déplacées par les guerres ou les conflits, le Palais de l’Archevêché accueille l’exposition Un monde à guérir. 160 ans de photographie à travers les collections de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. À cette attention humanitaire, répond le travail – encore méconnu en France – de Romain Urhausen, qui livre de splendides photos des quartiers populaires de Paris et des ouvriers des régions industrielles de la Sarre et de la Ruhr. Au-delà de la question du regard humaniste qui traverse ces deux expositions, c’est également une réflexion sur les pouvoirs de l’image qui est menée.

La vie à l’œuvre

Héritier de la tradition « humaniste » de la photographie de la seconde moitié du XXe siècle – dont on reconnaît entre autres le grain typique des clichés – le Luxembourgeois Romain Urhausen est cette année mis à l’honneur dans l’Espace Van Gogh. C’est dans un somptueux noir & blanc que travaille Urhausen, notamment dans la série consacrée aux Halles de Paris, s’inscrivant ainsi dans la droite lignée des photographes tels que Doisneau, Cartier-Bresson ou Ronis.Capturant les manutentionnaires, les maraîchers, les clients venus aux premières heures, c’est toute une vie en miniature que restituent les photos de Romain Urhausen.

Romain Urhausen. Sans titre, Esch-sur-Alzette, années 1950-1960. Avec l’aimable autorisation de Romain Urhausen / AUTAAH, collection du Centre national de l’audiovisuel.

Presque naturaliste dans son approche photographique, il réalise un certain nombre de tirages montrant d’énormes morceaux de viande et des carcasses aux mains des bouchers. À noter la photo exhibant une tête de veau fraîchement découpée qui semble presque surgie d’un tableau de Bacon. Attentive aux métiers manuels et à ce monde qui fourmille, l’exposition entend précisément mettre en relief cette influence des photographes « humanistes » par une juxtaposition des clichés d’Urhausen avec des photos de Doisneau ou Cartier-Bresson – on peut ainsi revoir la célèbre photo de ce dernier, prise derrière la Gare Saint-Lazare, où un homme est saisi en train de sauter au-dessus d’une flaque d’eau.

Ces photos de la vie populaire parisienne trouvent leur prolongement dans la série mettant en scène les industries implantées dans la ville luxembourgeoise d’Esch-sur-Alzette, ainsi que les régions sidérurgiques de la Sarre et de la Ruhr. Le grain travaillé de la pellicule confère toutleur relief à ces magnifiques photos – à l’instar de celle prise dans un tunnel uniquement éclairé par un geyser d’étincelles, qui donne la sensation de voir apparaître un arc-en-ciel souterrain. Dans une ultime section de l’exposition, on découvre un travail plus formel et conceptuel du photographe, expérimentant des jeux sur les formes, doublé d’une série de nus féminins. À la croisée de l’humanisme photographique et de l’invention d’un nouveau langage plus libre et plus expérimental, se fait jour un regard singulier sur un monde qui nous semble à la fois lointain et familier. On regrette uniquement la présence d’autres photographes contemporains d’Urhausen dans l’exposition, ce qui tend à brouiller la perception de son propre travail. On se demande si la comparaison directe avec Doisneau et Cartier-Bresson n’étouffe pas la singularité d’Urhausen : à trop l’encadrer de glorieux chefs de file, on tend à gommer les singularités de son regard. Or, c’est avec bonheur que l’on découvre un travail original, à la fois pétri de tradition et formellement audacieux.

Les plaies humaines

En lien avec la rétrospective dédiée à Romain Urhausen, faisant la part belle au caractère humaniste de son travail, l’exposition consacrée aux photographies de la Croix-Rouge, offre une approche de la photographie comme témoignage humanitaire. Célèbre pour les grands noms de la photo qu’elle présente – notamment ceux de l’Agence Magnum – l’exposition Un monde à guérir, offre un panorama sur plus d’un siècle et demi de photographies de reportage sur le terrain. L’intérêt de cette rétrospective est de montrer le double enjeu de la couverture photographique pour la Croix-Rouge : il s’agit d’une part de mobilier par la force de l’image – en témoignent les nombreux clichés documentant l’action humanitaire, l’aide logistique et médicale apportée par l’association. Mais d’autre part, ces collections n’évacuent en rien le travail formel de mise en scène. Documents pour l’histoire, ils rendent compte des guerres et des conflits, et des meurtrissures qu’ils infligent aux civils. À noter, les tirages couleurs percutants sur le Rwanda.

Anonyme. Auxiliaires « juniors » de la Croix-Rouge, guerre hispano-américaine, 1898. Archives CICR (DR).

Cette exposition suscite une émotion réelle de par la dimension frontale des drames qu’elle exhibe, sans jamais verser dans un misérabilisme complaisant. À travers le regard des photographes de terrain, on accède ainsi à une information que les mots ne suffiraient pas à exprimer aussi directement – telle cette photo montrant en gros plan les portières d’une ambulance criblée de balles. Dans une salle attenante à cette exposition, on peut également découvrir le travail inédit d’Alexis Cordesse, qui a rassemblé des milliers de photos amateures prises par les populations ayant fui la Syrie. Ces clichés flous, souvent mal cadrés, montrant tantôt des mains qui se serrent et des visages embrumés de larmes, tantôt des familles heureuses de se retrouver, exhibent des sentiments universels. Manière de prouver les pouvoirs de l’image : la Croix-Rouge a très tôt eu conscience de l’impact que pouvaient susciter dans la société civile les clichés des terrains sur lesquels elle intervenait. Il s’agissait bien sûr d’alerter sur les drames, mais de manière plus prosaïque, ces images étaient également l’occasion pour l’association d’organiser des levées de fonds. Pouvoir de l’image et force vitale se côtoient ainsi à travers le regard de ces photographes qui ont su restituer les plaies et les cicatrices des vies humaines malmenées par l’histoire.

Romain Urhausen, à l’Espace Van Gogh, Arles, jusqu’au 25 septembre 2022

Un monde à guérir. 160 ans de photographie à travers les collections de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, au Palais de l’Archevêché, Arles, jusqu’au 25 septembre 2022.