Albrecht Dürer, Le Rhinocéros, 1515, Gravure sur bois en relief, Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie Réserve Ca-4 (b, 6)-Fol (Estnum 2018-5748), ©BNF


L’orage dure. Depuis un moment, une troupe impétueuse d’hommes et de femmes brûle de saccager la noblesse. Paris a sombré. La France telle qu’on la connaissait choit avec elle. Voilà la cohorte de silhouettes carnassières qui, désormais, d’un pas ferme et résolu, foulent la vallée de la Nonette. Ça y est, on aperçoit le Château de Chantilly, superbe demeure façonnée depuis le Moyen-Age, fief des Montmorency, puis des princes de Condé, domaine des intellectuels, héritage des grands. Bref, joyau des élus.

En 1793, c’est surtout un symbole monarchique dont on se repaît. Une relique qu’il faut engloutir vite : déjà, les temps changent. La Bande noire – c’est le nom qu’on donne à cette drôle d’armée révolutionnaire – éviscère l’État, négocie ses biens avec les plus offrants et, à défaut, détruit tout pour les revendre par petits bouts. Le grand château de Chantilly tombe sous leurs terribles assauts, il est débité en menus morceaux qu’on vend rapidement, ce n’est plus qu’un tas de ruines. Seuls les écuries et le petit château épargnés témoignent du faste d’antan. Un homme s’engage soixante ans plus tard à tout reconstruire, à redonner l’éclat et bien plus encore à ce bijoux historique, c’est Henri d’Orléans, duc d’Aumale, le fils du dernier roi de France, Louis-Philippe.

Le château de Chantilly, un bijou historique

Ce sont les bouteillers, ces grands officiers chargés pour le roi de l’intendance du vin qui, au XIe siècle, posent les premières pierres du château de Chantilly. Le domaine depuis n’a cessé d’être au cœur de l’histoire politique et intellectuelle de la France. Aux mains d’un connétable très proche de François 1er, Anne de Montmorency, qui fit construire le petit château, puis d’un révolté, Henri II de Montmorency qui s’insurgea contre Richelieu et qui fut décapité, le château n’est pas seulement “la plus belle maison de France” comme l’affirmait Henri IV, il est le témoin privilégié des éclats passés. Mieux encore, il a été tenu par de grands mécènes et de grands collectionneurs. Ainsi, le grand Condé, contemporain de Louis XIV, tenait salon, et rivalisait avec Versailles : les superbes jardins sont réalisés par André Le Nôtre, et Molière aurait écrit là Les Précieuses Ridicules entouré de noms fameux comme Mme de la Fayette, Mme de Scudéry, La Bruyère, ou encore Bossuet.

Louis-Henri de Bourbon-Condé hérite du château et le développe encore : c’est lui qui fait peindre les singeries qui sont des illustrations belles et truculentes, parodies simiesques des agents de la cour, et qui fait construire les écuries, à l’époque, considérées comme les plus grandes d’Europe. Le dernier propriétaire royal du domaine est un collectionneur d’œuvres d’art, c’est le duc d’Aumale. Il hérite du domaine de Chantilly et de la fortune colossale du dernier prince de Condé alors qu’il n’a que huit ans. Il va choyer cet héritage. Le domaine, victime de la Révolution, a perdu sa magnificence. Déjà, il entame des travaux pour transformer le Petit Château. Mais de nouveau, le climat politique n’est plus favorable à la royauté, son père Louis-Philippe est déchu. L’exil en Angleterre qui dure plus de vingt ans n’émousse pas son envie de réhabiliter les grandeurs d’antan. Il fait reconstruire le grand château de Chantilly. Ce sera son lieu de vie mais aussi sa galerie pour exposer sa formidable collection.

L’incroyable collection du duc d’Aumale

Le château de Chantilly devient alors le superbe écrin d’une série d’œuvres artistiques, littéraires exceptionnelles. La bibliothèque renferme plusieurs incunables : des ouvrages qui datent des débuts de l’imprimerie. Des missels aux illustrations remarquables par la vivacité de leurs couleurs et la finesse des traits cerclés d’or, jouxtent de sublimes cartographies du XVème siècle sur le modèle épatant de justesse de la géographie du savant Ptolémée.

L’étonnement et l’admiration vont croissant quand on tombe nez à nez avec Les Trois Grâces de Raphaël, ou quand on croise au détour d’un appartement les multiples ouvrages de Poussin, d’Ingres, les portraits royaux de Clouet qu’on a vus souvent dans les livres. A sa mort, en 1886, le duc lègue tout à l’Institut de France qui crée le Musée Condé. La collection de chefs-d’œuvre anciens est telle qu’elle se tient, en France, juste derrière le Louvre. C’est la raison pour laquelle l’exposition Albrecht Dürer y trouve logiquement sa place.

Albrecht Dürer, auréoler la création – Le rhinocéros ou la puissance créatrice

Quand on s’aventure à l’orée des jardins anglais, du côté du Jeu de Paume, on se risque à rencontrer une créature étonnante. Enveloppée d’une armure particulièrement solide, munie d’une corne épineuse sur le bout du museau et d’une autre “licornesque” à la base de la nuque, c’est un rhinocéros. Il est bien connu : celui-ci illustrait notamment les manuels de SVT. C’est le chef d’œuvre d’un génie humaniste de Nuremberg : Albrecht Dürer. Une exposition exceptionnelle lui est dédiée. Graveur, dessinateur et peintre, l’artiste allemand est un des plus grands hommes de son temps. Le fameux rhinocéros est un de ses nombreux prodiges puisque sans en avoir jamais vu, sur le simple témoignage de voyageurs qui étaient allés jusqu’au Portugal pour observer cette drôle de bête – cadeau diplomatique que le roi portugais exhibait – il en fit, en 1515, cette superbe gravure – une estampe qui fit rapidement le tour de l’Europe pour parcourir, bientôt, le monde.

Voilà précisément la raison de l’extraordinaire réussite d’Albrecht Dürer, un mélange de puissance créatrice et de clairvoyance : il a su voguer sur les innovations du XVe siècle, les développer au service de son art et de sa pensée

Voilà précisément la raison de l’extraordinaire réussite d’Albrecht Dürer, un mélange de puissance créatrice et de clairvoyance : il a su voguer sur les innovations du XVe siècle, les développer au service de son art et de sa pensée qu’il a pu, dès lors, diffuser à grande échelle. L’exposition que propose le Château de Chantilly en association avec la BNF, présente un formidable panorama de l’œuvre d’un homme qui a inspiré de nombreux artistes (dont son contemporain Raphaël) et d’un artisan qui a su faire commerce à partir de techniques qu’il a poussé jusqu’à un degré de perfection alors jamais atteint. Du 4 juin au 2 octobre 2022, il est possible de s’offrir un plongeon vivifiant au cœur du XVIème siècle humaniste européen.

Maîtrise technique et créativité

Albrecht Dürer naît à Nuremberg en 1491. La petite ville de Bavière est déjà célèbre : l’imprimerie que Gutenberg a mise au point quarante ans plus tôt, ancre la cité allemande dans l’Histoire. Carrefour commercial de premier ordre, vivier d’intellectuels et d’humanistes, Nuremberg offre une formidable émulation. C’est dans ce milieu privilégié que l’artiste fait ses premières armes. Il commence dans l’atelier de son père, orfèvre de talent, qui se propose de le former à la manipulation du burin. Celui-ci se rend vite compte que son fils est très doué pour le figuratif. Il le fait entrer dans l’atelier de Michael Wolgemut, peintre et graveur célèbre pour avoir reproduit des gravures italiennes alors fameuses : le Tarot de Mantegna.

Albrecht Dürer découvre rapidement un large panel de techniques et s’en empare aussi vite. Il maîtrise sitôt la plume, le pinceau, la gravure sur bois (qui est en relief) et sur cuivre (qui est en creux), au burin et à la pointe (qu’on appelle pointe sèche). Plus tard, il manipule la pointe d’argent, notamment pour réaliser des portraits et des paysages saisissants de réalisme. En fait, il ne favorise aucun médium : il les essaie tous et s’illustre à travers chacun d’eux. L’exposition met en valeur la grande diversité des œuvres de l’artiste et rend compte ainsi de l’amplitude technique et créatrice de Dürer.

Albrecht Dürer, Le Portement de croix, 1095, Gravure sur bois en relief, Paris, BnF, département des Estampes et de la photographie Réserve Ca-4 (b, 2)-Fol, ©BNF

Particulièrement curieux et ambitieux, le bavarois veut marquer son temps. Il pratique d’abord l’imitatio, et s’inspire largement des œuvres d’un graveur allemand réputé, Martin Schongauer. L’exposition met en parallèle les ouvrages des deux hommes et donne à voir les premiers balbutiements d’un génie. En effet, il ne s’agit pas pour l’artiste de se ranger sous la bannière d’un unique maître et de rester sagement dans son sillage. Au contraire, il fait coexister sous ses mains différentes influences qu’il syncrétise dans une pensée fondamentalement novatrice. Dürer, à n’en pas douter, veut imprimer sa touche. Le Portement de la croix par exemple, réalisé avant 1479 par Schongauer, étale dans un format plutôt grand le tumulte autour de l’ascension du mont Golgotha par le Christ qui ploie pathétiquement sous sa croix. L’élève s’empare du même sujet, des mêmes éléments mais il resserre considérablement le plan. Dans sa gravure, le Christ est écrasé sous le poids de sa croix mais aussi et surtout sous l’entassement des hommes armés, en arrière-plan comme au-dessus de lui. Cela renforce l’impression d’accablement, et nourrit considérablement le pathétique. D’autant plus que le regard du Christ tendu vers Véronique à côté de lui, dit tout son abattement, cristallise la pitié, tandis que Schongauer l’illustre les paupières quasiment closes.

En 1498, l’artiste bavarois va plus loin, et détonne encore quand il publie son premier livre, l’Apocalypse. Il s’approprie les récits bibliques de Saint Jean en dédiant sur la feuille une place prépondérante au dessin qui pour la première fois supplante le texte rejeté au verso. Les quinze illustrations sont grandiloquentes : elles mêlent la maîtrise des paysages, des portraits, des espaces, du mouvement, de la perspective enfin. Ses gravures foisonnantes de détails n’en sont pas pour autant confuses. Plus encore, elles présentent l’apocalypse autrement. Moulues dans l’imaginaire de Dürer, les créatures légendaires comme les dragons sont spectaculaires. Le dragon à plusieurs têtes, toutes différentes, toutes épatantes par la minutie de leur réalisation – dans La grande prostituée de Babylone – suffit à consacrer la puissance créatrice du graveur. On croirait y voir la main d’un orfèvre.

Dürer : artiste et commerçant

Albrecht Dürer se fait connaître rapidement. Notamment parce qu’il comprend l’intérêt des estampes : elles sont facilement transportables, et parfaites pour la reproduction puisqu’à partir d’une seule matrice on peut rendre un même motif en grande quantité. Naturellement, il la choisit pour faire circuler ses dessins, ses idées. Ainsi, l’artiste ambitieux, nous l’avons dit, tient à vendre ses œuvres en multipliant le plus possible leur reproduction : certaines d’entre elles sont imprimées à plus de mille exemplaires. Dürer voyage et rayonne. En son absence, son épouse et sa mère tiennent la boutique. Il a développé une véritable entreprise. Le graveur devient une source d’inspiration non seulement en Allemagne, mais encore au-delà : il se fait aussi un nom en Italie. Les artistes italiens se rapprochent de lui. Sa renommée est internationale ; il l’entretient puisqu’il paie des représentants pour vendre ailleurs ses ouvrages. L’exposition donne à voir son rayonnement en montrant les échos entre les différents graveurs contemporains de l’artiste. Elle fait en particulier une part belle à un autre prodige venu d’Italie, installé ensuite à Nuremberg et proche du bavarois, Jacopo de Barbari qui a réalisé une carte de Venise immense, absolument remarquable. Les deux hommes s’influencent l’un l’autre.

Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471 – Nuremberg, 1528) Saint Jérôme dans sa cellule, 1514, Gravure sur cuivre au burin, Chantilly, musée Condé, EST-234, ©RMN-Grand Palais Domaine de Chantilly-René-Gabriel Ojéda

Mais Dürer voit plus loin : conscient de son aura, ce dernier s’applique à signer toutes ses créations d’un monogramme formé par les initiales entrelacées de son patronyme, AD. Il pose ainsi sa griffe, revendique en somme la paternité de son œuvre, chose peu commune à l’époque. Dürer passé maître s’érige à travers une autorité inédite : le droit auctorial. Il est copié en Italie et s’insurge quand on reproduit sa signature. Marcantonio Raimondi, le copieur, influent romain, proche de Raphaël, est condamné par le conseil de la ville de Nuremberg dans lequel siège Dürer pour plagiat. De nouveau, cela n’est pas ordinaire. A travers cette condamnation, l’artiste allemand se montre foncièrement moderne.

L’esthétique de Dürer : théories et mystères

De fait, le bavarois est un artiste clé du XVIe siècle non seulement par la qualité de ses œuvres mais aussi par rapport à leur postérité. Il laisse un très riche et très ample corpus qui nourrit beaucoup d’artistes de son vivant, et après lui, parce qu’il a participé à développer les techniques, parce qu’il a chanté la création mais cela aussi parce qu’il a pensé l’expression de la beauté à travers les proportions, comme on le prônait dans l’Antiquité grecque. Plusieurs fois invité à Venise, il a été en contact avec la philosophie antique qui voulait percer le secret de l’idéal de beauté en s’appuyant sur des formules mathématiques. En observant sa gravure d’Adam et Eve, réalisée en 1504, on peut rapprocher les proportions d’Adam de celles qu’a proposées Vitruve. Son ambition de trouver les mesures parfaites se lit également dans les dessins anatomiques bordés de nombreux chiffres que met en relief l’exposition. Albrecht Dürer insatiable est aussi théoricien de l’art : après sa mort, on publie ses Quatre livres sur les proportions humaines.

Albrecht Dürer (Nuremberg, 1471 – Nuremberg, 1528) Melencolia I, 1514, (La Mélancolie), Gravure sur cuivre au burin, Chantilly, musée Condé, EST 232 ©RMN-Grand Palais Domaine de Chantilly-René Gabriel Ojéda

Ce qui nourrit enfin la légende Dürer, c’est l’ensemble des mystères qui entourent ses œuvres. Il fait très tôt dans son parcours une gravure d’un épisode de la vie d’Hercule – Hercule à la croisée des chemins – qu’aucun ne saurait situer. Il imagine de soumettre le héros mythologique à un dilemme (choisir entre la vertu et la volupté) afin de montrer, peut-être, l’étendue de son talent : on trouve dans la gravure un paysage particulièrement bien réalisé, et des corps singulièrement réalistes. L’énigme est d’autant plus vive dans une très belle gravure, Melancolia I. Dans celle-ci, un protagoniste, génie ailé, occupe une place centrale dans l’œuvre. Il est immobile, il songe. Autour de lui, tout un tas d’objets pour modeler, créer, façonner, jonchent le sol. Le personnage soutient sa tête nonchalamment, comme absent, il ne s’en sert pas. Ce serait peut-être une manière de présenter l’absence d’inspiration. Un petit puto tout au-dessus, semble abattu. En bas, à gauche, un chien dort. Le temps passe, comme semble le signifier le sablier en haut de la gravure. Est-ce un temps perdu ? Près de ce sablier, se trouve un carré mystérieux, rempli de chiffres. On y devine l’année de création 15 puis 14 (1514) mais les autres chiffres n’affirment rien de clair.

En somme, l’exposition permet de mettre en lumière l’exceptionnel parcours d’Albrecht Dürer, un artiste dont l’influence s’exerce encore aujourd’hui. Il est un des acteurs majeurs de la Renaissance puisqu’il comprend et s’approprie toutes les ressources techniques qui favorisent la diffusion du savoir. L’exposition dans une scénographie particulièrement claire et didactique met en valeur le bavarois en présentant une émulation collective : Dürer, épatant créateur, est à la croisée des chemins. Une promenade au Château de Chantilly qui se clôt par une telle exposition est sans nul doute un gage de réussite.

Albrecht Dürer – Gravures et Renaissance, Château de Chantilly jusqu’au 2 septembre 2022