Être lectrice ou lecteur est le fait de tous ; la lecture n’est jamais réservée, quoi qu’il en soit un texte s’offre et s’ouvre à qui veut bien le recevoir. Un texte se dé-couvre pour faire du lecteur le voyageur et explorateur de sa psyché. Chaque texte qui nous arrête dit de nous plus que tout prédicat : la lecture révèle inlassablement les mots en soi qui ne sont pas dits ni à dire. Si ce qui s’écrit ne se dit pas, parfois un texte nous surprend en nous le criant. Trouver en un texte un morceau de soi est toujours un phénomène inattendu, à la manière d’un miracle. De lecteur je me transforme, je prends la forme du texte, car je m’y re-trouve. Le ou les textes qui ont eu cette particule intimement bouleversante se gravent dans nos mémoires de sorte à laisser une trace identitaire à laquelle nous pouvons revenir. Car la trace d’une lecture marquante nous inscrit dans un monde auquel elle a ouvert une porte. Et sans que nous nous y attendions ni nous préparions, soudainement nous habitons le monde, et nous en  parlons la langue. Le texte a comme été écrit pour nous, dira-t-on, parce qu’il résonne en notre sein comme un souvenir qui nous rattrape et que nous reconnaissons.

Ainsi, le texte qui m’a prise par la main m’a envahie et ouverte, pour toutes les lectures qui ont suivi. L’exaltation d’Inanna est une des trois hymnes écrites par Enheduanna, prêtresse et poétesse dont les écrits remontent au XXIIIe siècle avant J.-C. Auteure de 42 poèmes en langue sumérienne, Enheduanna est originaire d’Ur en Mésopotamie, et à ce jour connue comme étant la première écrivaine de l’humanité — première personne dont les travaux littéraires aient été conservés et identifiés.

Dans la figure de l’écrivaine déjà je trouvais une représentation d’une femme-Dieu, divine de sa force et de sa rayonnance.

J’ai lu ces lignes lorsque j’avais 15 ans, trop tard donc pour leur attribuer mon éveil littéraire. Néanmoins elles représentent encore pour moi à ce jour la cristallisation d’une forme de transcendance par les mots, et d’une profonde ouverture d’imagination. Des mots en l’occurrence qui furent symboliquement les premiers, mais dont l’auteure ne correspondait pas à tous ces hommes qui nous ont été présentés comme grands de la littérature. Enheduanna étant avant tout princesse et prêchant la déesse de la guerre et de l’amour physique, Inanna, elle nourrit l’image de la femme puissante et admirée non pour sa beauté sinon pour sa plume. Dans la figure de l’écrivaine déjà je trouvais une représentation d’une femme-Dieu, divine de sa force et de sa rayonnance. Mais la représentativité s’est également trouvée dans l’hymne d’admiration de femme à femme. Enheduanna magnifie Inanna et lui voue un culte amoureux de façon explicite. Dans la grandeur des passions divines et guerrières, l’amour sapphique était associé pour moi à une poésie autant qu’un combat. Le lexique épico-lyrique de ses textes me faisait apparaître une souveraineté grandiose émanant non seulement de protagonistes femmes, mais cette fois écrites par ces dernières. C’était pour moi la marque d’un récit premier, authentique, encore non tâché, où l’on retrouverait la femme dans sa force naturellement sienne.

L’époque de l’écriture m’a par ailleurs plongée dans une perspective nouvelle ; j’ai été emparée par la sensation que nous retrouvons en éprouvant la validité intemporelle d’une œuvre qui nous touche. La correspondance avec mon imaginaire de jeune femme a rendu ce texte grand, vaste et lui a conféré l’universalité que l’on réclame souvent à la littérature. J’ai été autant émerveillée par les tournures et la fougue qui animent L’exaltation d’Inanna que par le fait même de me sentir immédiatement liée à l’auteure. C’était peut-être la première fois que je découvrais des récits dépeignant l’amour lesbien, au-delà des lettres de Virginia Woolf et Vita Sackville-West que j’avais eu le temps d’épuiser. Les sentiments d’appartenance, de reconnaissance et de fierté se sont mêlés à la prose belliqueuse qui a propulsé mon désir d’apprendre, d’écrire et de lire davantage sur “la femme”. C’est d’ailleurs suite à Enheduanna que j’ai découvert la célèbre grecque Sappho de Lesbos, à qui nous devons nom et héritage poétique lesbien majeur.

La portée symbolique de la sacralité couplée à un moment que l’on sait fort se grave dans l’esprit et le transporte. Enheduanna était comme une rencontre familière, voyage dans le temps et tout à la fois canon d’émancipation.

Ainsi c’est l’instant de vie, parfois le lieu, qui confère à la lecture qui nous écrit ce pouvoir. Les Dieux de la Terre de Khalil Gibran est sans doute le livre dont je me rappellerai toujours, pour les mêmes motifs précisément. La portée symbolique de la sacralité couplée à un moment que l’on sait fort se grave dans l’esprit et le transporte. Enheduanna était comme une rencontre familière, voyage dans le temps et tout à la fois canon d’émancipation. D’une part pour l’admiration que je voue à son style et ses références religieuses et symboliques prolifiques, d’autre part pour la forme de passion féminine à laquelle je sentais appartenir, et enfin pour l’ouverture à un monde littéraire infiniment vaste — spirituellement comme temporellement et géographiquement — qui s’ouvrait à moi dans ces vers. Ces derniers ont marqué l’éclosion du champ des possibles, que représente à mon sens la forme poétique par essence. Enheduanna a été aussi prêtresse d’une communauté de femmes, inscrivant mon sentiment d’appartenance à la littérature désormais dans une appartenance sociale définie. L’inspiration est en résumé la notion première de ce texte : pour l’élan qu’elle nous insuffle, et pour la sacralité d’un amour féminin à l’image des dieux, comme forme d’élévation de la femme par l’écriture.

He has destroyed me utterly in renegade territory. Acimbabbar has certainly not pronounced a verdict on me. What is it to me if he has pronounced it ? What is it to me if he has not pronounced it ? He stood there in triumph and drove me out of the temple. He made me fly like a swallow from the window ; I have exhausted my life-strength. He made me walk through the thorn bushes of the mountains. He stripped me of the rightful crown of the en priestess. He gave me a knife and dagger, saying to me “These are appropriate ornaments for you”. — L’exaltation d’Inanna