En resserrant son analyse des nœuds sentimentaux sur un couple extra-conjugal dans Chronique d’une liaison passagère, Emmanuel Mouret donne une portée nouvelle au discours amoureux. Derrière son apparente légèreté, celui-ci contient toutes les contradictions d’une relation qui pâtirait d’une trop rigide définition. 

Dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, la parole ne cessait de circuler, comme pour mieux prendre, au fur et à mesure de ses voyages, une ampleur romanesque. Ici, elle est rivée à un simple duo de personnages ivres du plaisir pris à converser ensemble. Elle accompagne, en même temps qu’elle motive, la naissance d’une romance. Dépouillée d’un certain nombre d’enjeux dramatiques parallèles mais aussi de son potentiel cabotin, elle devient alors à la fois plus vraie et plus tragique. Charlotte, campée par une Sandrine Kiberlain très aguicheuse, et Simon, un homme heureux en ménage, (Vincent Macaigne en petit ours effrayé) se plaisent et se le disent tout de suite – même si « ça va très vite ». Des échanges très drôles viennent ponctuer les épisodes de cette liaison clandestine qui commence tout naturellement au lit, chez Kiberlain, devenue la maîtresse. 

Traité de style 

Rien dans Chronique d’une liaison passagère ne ressemble à un banal film d’adultère, un genre pourtant très français, à mi-chemin entre L’hôtel du Libre échange de Feydeauet les sophistications littéraires chères au cinéma de Desplechin. En effet, bien que cette conversation amoureuse soit infiniment plaisante, elle repose sur une erreur de jugement concernant la nature des sentiments éprouvés. Elle condamnera ainsi les deux héros à une séparation causée par un malentendu. Le parti-pris est pourtant séduisant : les amants conviennent de ne jamais nommer les choses et ce qu’elles sont susceptibles de devenir. Il s’agit de refuser tout esprit de sérieux pour mieux réinventer des liens qui ont été abîmés par le mariage et inventer un monde amoureux sans gravité. Pour eux, l’élégance n’est pas une forme d’affectation mais un idéal, un style d’existence qu’il convient d’affirmer avec conviction, dans le choix des mots comme dans celui des vêtements ou des lieux propices à l’effusion. La relation amoureuse est une affaire de goût et exige une grande rigueur esthétique. Elle a le pouvoir de transformer Paris en jardin ou en monde vert, et le temps présent en éternité. Si faire l’amour et parler c’est presque la même chose, les échanges doivent être à la hauteur des caresses et les prolonger bien souvent dans des dialogues soignés et un phrasé délicieusement maniéré. En croyant fermement à la force érotique de la parole, Mouret s’inscrit dans un héritage littéraire marivaudien qui a déjà été maintes fois mentionné par la critique. Il renoue aussi avec la dernière période de la filmographie de Rohmer, notamment avec les Contes des quatre saisons. La filiation rohmérienne et truffaldienne a fait l’objet de nombreux commentaires sans permettre de saisir ce qui fait, au juste, la singularité du style de Mouret. Plus proche de nous, il semble que son propos présente des familiarités avec ceux que tiennent Ryūsuke Hamaguchi dans le magnifique Contes du hasard et autres fantaisies ou encore Claire Simon dans Vous ne désirez que moi. Ici, un texte pornographique lu à haute voix par une jeune femme en présence de son auteur, qui tient lieu de rapport sexuel ; là, le récit troublant que livre le jeune Andrea, d’une impossible distinction entre le plaisir littéraire et l’emprise amoureuse. Dans les deux cas, comme dans Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait de Mouret justement, la parole est le terrain de jeu privilégié de fantaisies sexuelles et sentimentales parce que le langage tremble de désir. C’est comme si le corps à corps réel était devenu pour ainsi dire superflu. 

Le petit miracle du film de Mouret consiste cependant à ne pas verser dans la posture intellectuelle. On parle aussi bien de corps et de cœur que de la nature ou bien encore des errances de la passion. 

Chaque scène, amenée par un nouveau chapitre, donne lieu à une sorte de petit apologue sur la jalousie, l’infidélité ou encore les conditions d’une sexualité épanouie, formulé par deux intelligences vives qui mettent en commun leurs idées et leurs mots pour progresser ensemble dans la compréhension des mystères romantiques. 

Chagrin d’amour dure toujours ?

Charlotte et Simon ont conçu une conjugalité de compagnonnage, fondée sur une entente, ou plutôt sur une sympathie, qui tient non seulement à la qualité d’un dialogue et à une relation sexuelle euphorisante, mais aussi à une formidable capacité à jouer ensemble – et donc à jouir ensemble

Quoique très écrit et délicieusement suranné, le film de Mouret propose en creux une réflexion profondément moderne sur le couple. Charlotte et Simon ont conçu une conjugalité de compagnonnage, fondée sur une entente, ou plutôt sur une sympathie, qui tient non seulement à la qualité d’un dialogue et à une relation sexuelle euphorisante, mais aussi à une formidable capacité à jouer ensemble – et donc à jouir ensemble. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils se sont présentés à Louise, la jeune femme avec laquelle ils s’apprêtent à se lancer dans l’aventure d’un trio. La perfection des jours qui s’étaient égrenés est alors brusquement menacée par la nécessité de modifier les règles en vigueur et par la perspective d’une fin qui avait toujours servi d’épouvantail. Louise s’assoit entre Charlotte et Simon, repoussant l’un et l’autre de part et d’autre du canapé et entérine ainsi leur éloignement fatal. Les amants, qui se désirent élégants et qui se prétendent épris de légèreté, sont aussi de parfaits imbéciles. Mouret brosse le portrait de deux personnages inquiets de leur pouvoir de séduction une fois la cinquantaine passée, comme dans une scène drolatique de vestiaires après une partie de badminton qui rappelle finement le club de squash d’Annie Hall. Charlotte raconte à Simon avoir été séduite par un très jeune homme. La jalousie n’est pas de mise puisqu’elle est vulgaire et hors de propos dans le cadre d’une liaison. Simon, l’air pataud, se garde bien de commenter, tandis qu’un témoin amusé s’attarde un peu pour entendre le fin mot de l’histoire. C’est toujours sur un mode comique que Mouret évoque les tourments de ses personnages d’adultes un peu gauches. Attrapés au vol par quelques travellings avant évocateurs sur les visages mélancoliques, les mots qui ne devaient pas être prononcés et ceux qui n’auraient pas dû être tus, restent en suspens. À force de privilégier les stratégies oratoires au moment fatidique de l’aveu d’amour et le mouvement perpétuel à la fixité, Chronique d’une liaison passagère raconte l’histoire douce-amère de personnages qui ne cessent de se manquer. 

Dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, le douloureux constat était formulé au moment de l’achat d’un sapin, au gré d’un regard chagrin adressé par Camélia Jordana à un Niels Schneider très occupé et indifférent. Les imbéciles de ce film-ci sont néanmoins heureux, surtout lorsqu’ils se retrouvent par hasard à l’Escurial, des années plus tard, pour contempler les scènes de la vie conjugale du film de Bergman auxquelles ils ont échappé… de justesse.

Chronique d’une liaison passagère, un film d’Emmanuel Mouret avec Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne, en salles le 13 septembre.