Cinq ans après Le Caire confidentiel, Tarik Saleh retrouve la capitale égyptienne et nous livre un thriller politique sur la relation tendue et ambiguë entre Islam et pouvoir, spiritualité et extrémisme religieux. 

Le jury du festival de Cannes ne s’est pas trompé en auréolant La Conspiration du Caire du prix du scénario : il s’agit là indéniablement de l’argument majeur du film. Adam, fils de pêcheur, est reçu à Al-Azhar, la plus prestigieuse université religieuse du Caire. Mais dès les premiers jours de son année scolaire, le grand Imam meurt soudainement. Commence alors une lutte de pouvoir intestine entre les grandes instances religieuses et la Sûreté de l’État – la plus haute autorité de renseignements du pays – pour choisir son successeur. Malgré lui, Adam devient un « Ange », un indicateur recruté par l’officier Ibrahim pour exécuter le plan du gouvernement. Il se voit alors confronté aux nombreuses failles humaines des institutions : généraux manipulateurs, Cheikhs aux ambitions débordantes et élèves affiliés aux frères musulmans. 

Jusqu’à en oublier le cinéma

Le second long-métrage de Tarik Saleh est d’une impressionnante clarté sans jamais s’égarer dans un ennuyeux didactisme. Son intrigue, consciencieusement établie, parvient à déjouer le piège de devenir un scénario aux coutures trop apparentes. Abstraction faite de sa conclusion qui s’étire quelque peu en longueur, le film est particulièrement bien rythmé, démontrant le talent du réalisateur à rendre intelligible une intrigue complexe qui aurait pu très facilement s’embourber dans ses multiples rebondissements. 

En cherchant à tout prix à rendre son film le plus compréhensible possible, Tarik Saleh oublie de raconter visuellement son histoire

Cependant, la puissance dramatique qui provient de la limpidité du scénario subit un contrecoup. À force d’enfermer son film dans les tenants et aboutissants de son récit, La Conspiration du Caire manque cruellement d’audace formelle. Pourtant, l’architecture épurée de l’université (le film est tourné en Turquie) se prête parfaitement à l’ambition théâtrale du metteur en scène. Hormis quelques plans zénithaux et des jeux de lumières contrastées lorsque la nuit survient, la caméra, qui fait la part belle aux grands angles déformant les visages et donc les points de vue, semble limitée par la structure narrative de l’œuvre. En cherchant à tout prix à rendre son film le plus compréhensible possible, Tarik Saleh oublie de raconter visuellement son histoire, si bien qu’il tend à un certain classicisme formel. Une frustration s’installe. La Conspiration du Caire regorge de scènes émotionnellement somptueuses qui peinent à prendre pourtant leur envol, à devenir des coups d’éclat, et si, a posteriori, le film marque par l’intensité de son scénario, il semble incapable de créer des images graphiquement fortes et inoubliables.

Dieu est plus grand

Il n’en reste pas moins que Tarik Saleh possède un regard aussi nuancé qu’acéré sur la religion. Bien que le réalisateur affirme en entretien que son film « n’est pas une critique de l’Islam », son animosité à l’égard des hautes instances religieuses est palpable. En Égypte, le grand Imam possède un pouvoir d’influence majeur sur la population, ce qui explique le désir nocif des politiciens de se mêler de son élection. À l’exception de leurs forces répressives, le gouvernement et le président égyptien sont physiquement absents du cadre, ce dernier se révélant uniquement sur des affiches placardées aux quatre coins de la ville. La représentation qui en est faite, ainsi que sa glorification par la Sureté de l’État, font de lui un Dieu, une toute-puissance politique et religieuse. Cette idée est habilement suggérée par l’attitude complotiste des généraux, qui, s’ils le pouvaient, le gratifieraient sans hésiter de la double casquette de chef de l’État et de grand Imam. De l’autre côté de la rue, dans l’université d’Al-Azhar, le Cheikh Durani, proche d’étudiants radicaux qui vivent à contre-courant des préceptes du Coran, incarne à lui seul les failles de la religion. Quelques esprits plus nuancés font résistance, notamment le Cheikh Beblawi, qui sera finalement élu grand Imam et qui paraît moins odieux que son comparse, même si ses ambitions politiques le détournent de toute spiritualité. C’est cependant chez le troisième prétendant au poste tant convoité, le Cheikh Negm, que s’affirme la foi religieuse, et c’est pour ces raisons qu’il est le premier à être “éloigné” de l’université par la Sureté de l’État, autrement dit, mis en prison. Trois figures types qui décrivent trois conceptions radicalement différentes de l’Islam : dans un film qui prétend ne pas émettre de critiques envers la religion musulmane, on peut s’interroger sur le point de vue que cherche à adopter le metteur en scène qui se dit soucieux de porter un regard bienveillant. 

Cette question trouve sa réponse dans une idée salvatrice de Tarik Saleh, celle de mettre en avant la prière orale, à mi-chemin entre la parole sacrée et le chant. En ménageant ce retour à l’origine d’une communication directe avec Dieu, Saleh nous renvoie à la spiritualité des croyants et rend hommage à l’émotion poétique. Faisant fi des manipulations politiques, ces quelques instants suspendus deviennent alors les seules traces d’une part de vérité complètement absente du reste du film. C’est sans surprise que La Conspiration du Caire s’achève là où il a commencé. Adam et son père pêchent du poisson et retrouvent ainsi la matérialité la plus pure du monde.

La Conspiration du Caire, un film de Tarik Saleh avec Tawfeek Barhom, Fares Fares et Ramzi Choukair, en salles le 26 octobre.