L’œuvre du peintre Sam Szafran (1934-2019), titi parisien autodidacte, a connu une reconnaissance tardive et incomplète qui ne retient souvent que l’image d’un pastelliste virtuose dédié à son univers vertigineux et fermé.

La rétrospective que le musée de l’Orangerie lui consacre jusqu’au 16 janvier 2023, d’une ampleur inédite, rend justice à sa grande créativité en présentant près de 70 tableaux qui tracent l’histoire appliquée d’un regard unique sur l’environnement le plus immédiat. Un art porté par l’obsession de capter ce qui change et échappe indéfiniment dans la matière quotidienne.

si l’on devait parcourir à la hâte les œuvres de Sam Szafran présentées dans la magnifique rétrospective que le musée de l’Orangerie lui consacre, on verrait alors se déjouer notre attente d’un univers océanique et sans limite, cet univers qui guide le regard depuis que l’abstraction domine l’art pictural contemporain, c’est-à-dire depuis plus d’un demi- siècle. Soyons honnêtes : notre regard cherche toujours une issue, comme s’il ne pouvait se justifier seul, et dès que l’intensité émotive d’un tableau est captée nous prenons congé de la toile pour la transmuer vers notre vécu, notre récit intérieur. Chez Szafran cependant, cette issue confortable semble retardée, cachée sous les philodendrons ou les lacis d’escaliers : l’issue, s’il y en a bien une, nous renvoie sans ménagement au tableau. Pas de dehors donc, pas d’autre monde que celui qui est en train d’être regardé. Et si ce monde apparaît d’autant plus silencieux et ambigu, c’est qu’il s’inscrit dans un cadre parfaitement quotidien, identifiable, qui ajoute à la solitude une autre impression : l’indiscrétion.

Un regard sans récit

L’imprimerie Bellini, les escaliers de la rue de Seine, l’atelier de Malakoff, voici trois des grands motifs qui reviennent continuellement dans l’exposition conçue par Julia Drost et Sophie Eloy, Obsessions d’un peintre — première grande rétrospective consacrée à Szafran depuis sa mort, en 2019. Ces lieux familiers du peintre semblent presque être des prétextes attrapés par l’artiste pour traquer, avec le plus d’acuité, la fixité trompeuse des choses.

Il faut tenir devant le motif pour se rendre compte qu’il bouge, qu’il se déploie de l’intérieur dans ses propres lois. Mais l’infiniment proche est négligé, on lui préfère généralement une vue plus grande, acquise aux histoires, fresques, légendes… Bref, on s’évite bien souvent le silence d’un regard ferme, épuré de récit. Et c’est justement dans cette obsession là que s’affirme Szafran, avec pour outil la rigueur répétitive construite de tableaux en tableaux, de séries en séries, fouillant toujours le motif dans une méthode qu’il aime à comparer au travail scientifique — celui des essais et des expériences répétées, comme il le déclarait quelques années avant sa mort à Alain Veinstein [1]. À cet égard, l’admiration de Szafran pour Giacometti, un de ses principaux soutiens dans son passage à la peinture figurative au tournant des années 60, est bien fondée sur cette recherche sans fin inspirée par l’Homme qui marche.

Sam Szafran, de son vrai nom Samuel Berger, est né à Paris en 1934, dans une famille juive polonaise bientôt décimée par la déportation, sort atroce auquel le jeune Sam échappe miraculeusement. Peintre sans école, c’est dans la méfiance des institutions, des groupes et surtout de toute notoriété possible que se construit sa personne et son art. Le refus des modes fait de sa recherche un objet à l’écart des courants expressionnistes, conceptuels ou académiques, mais la culture et les relations de Szafran avec ses contemporains — d’Yves Klein à Alberto Giacometti, de Jean-Paul Riopelle à Raymond Mason — révèlent une formidable curiosité qui ne méprise que les catégories imposées par les courants. Après des premières œuvres abstraites contraintes par son manque d’argent, Szafran affirme sa recherche dans le respect d’un principe de réalité propre à la figuration. Il pose son art sur un bloc de concret, désireux néanmoins de s’ouvrir aux expérimentations techniques qui intègrent les déformations sensorielles de la perspective, et retient surtout l’exigence de se défaire du superflu qui pourrait distraire l’œil de ce qu’il y a à voir. Ces deux principes sont intimement liés par le défi de les faire tenir ensemble, en équilibre. Le travail de Szafran, concentré sur le visuel, est un combat incessant contre l’apparente évidence de l’image qui menace de gagner la partie contre le regard endormi, et l’on pourrait facilement lui attribuer cette formule de Francis Bacon, autre contemporain qui ne souhaitait pas lâcher la figuration pour mieux « rompre l’articulation délibérée de l’image »[2].

Le travail de Szafran, concentré sur le visuel, est un combat incessant contre l’apparente évidence de l’image qui menace de gagner la partie contre le regard endormi

Ainsi de ces espaces représentés sans trace d’indices narratifs, et parfois imperceptiblement, parfois insupportablement fracturés, obliques, comme s’ils semblaient saisis dans un instant d’agitation que nous tenons à ne pas voir. « Mon univers est un univers concentrationnaire » déclarait-il encore à Veinstein, ouvrant là une fenêtre sur son histoire personnelle. Mais ce serait sûrement une erreur de réduire les obsessions de Szafran à la simple dimension biographique tant celle-ci a autant cadré que suivi ses recherches. Voir un paysage avec plus d’égards qu’un entresol est déjà une injustice contre laquelle Szafran s’est formé en puisant son inspiration dans la poésie et ses ressources métaphoriques, en s’attachant au sens pluriel des objets : soit qu’ils se transforment au long d’une journée qui a vu le soleil traverser la verrière de l’atelier —avec Georges Pérec, cher au peintre, et sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien —, soit qu’ils se réduisent à être simplement oubliés dans leur utilité recluse, et c’est ici Ponge qui intervient. Pour Szafran comme pour l’auteur de La fabrique du pré, l’atelier n’est pas seulement un motif le lieu de travail, il est surtout le nom de l’œuvre elle-même en train de se faire, prise dans sa répétition continuelle, incomplète, artisanale — ce que l’exposition par sa richesse démontre admirablement. La succession des réalisations qui compose cette recherche est peut-être la plus belle part laissée à l’expression d’une question qui s’étire. Le tableau est pris dans une révolution autour du motif, toujours à reprendre, retourner, dans le ressassement de ce qui échappe à chaque fois et échappera toujours. Ce serait ici une autre forme de cinéma auquel Szafran attribue ses premières impressions artistiques, la traque de l’image et de son mouvement par les moyens de la peinture.

L’insondable dans l’imprimerie et l’escalier

Imprimerie Bellini, 1972. Pastel sur calque contrecollé sur carton, 139 x 100 cm. Collection particulière  © Sam Szafran,ADAGP, Paris, 2022. Photo Galerie Claude Bernard / Jean-Louis Losi.

Le passage de l’abstraction à la figuration annonce chez Szafran une rencontre aussi décisive que ses amitiés : le pastel, et la possibilité matérielle de poursuivre ses variations autour des motifs avec toutes les nuances chromatiques offertes par le bâtonnet. Un attachement à cet objet tel qu’il se trouve fréquemment représenté dans ses œuvres, dans cette boîte de pastels Roché prenant la forme d’une signature, d’un viatique plus assuré que son nom — Szafran n’aimait pas signer ses tableaux. L’exclusivité longtemps accordée au pastel dans son travail lui permet de former un espace pictural homogène où apparaissent des formes inattendues, nouvelles, et qui réveillent un cadre quotidien qu’on aurait cru indocile aux révélations car enfermé dans ses contrastes connus. D’abord dans la série des Choux puis dès le milieu des années 60 au service de la représentation des différents ateliers du peintre — dont celui de la rue de Crussol — la technique s’affirme peu à peu et trouve sa consécration dans la série de l’Imprimerie Bellini, atelier de lithographie dans lequel Sam a eu ses parts. C’est autour de ce lieu que les recherches sur la profondeur annoncent les futures séries les plus connues du peintre. Szafran reconnaissait lui-même que la perspective occidentale classique l’encombrait et ne répondait pas à toutes les possibilités qu’il décelait dans l’œil. L’imprimerie apparaît devant nous non comme une industrie mais comme un lieu étrange qui aurait oublié son plan et sa géométrie conventionnelle, laissant une impression d’oscillation, comme si la profondeur réduite du lieu avait créé une contrainte sur la perspective pour la mettre en accord avec la sensation que dicte un espace clos. Cette oscillation s’ajoute à celle d’un point de vue qui semble perdu entre deux moments, pas tout à fait à sa place, équivoque, indiscret. Nulle envie de se projeter comme acteur de ces scènes répétées, on ne se prend ni à imaginer les mouvements des ouvriers ni à entendre les bruits mécaniques que ce petit espace devait idéalement amplifier — le but de Szafran est de nous mobiliser dans notre regard, le regard seul.

À l’étiquette de pastelliste s’ajoute celle du peintre d’escaliers. Szafran a passé plus de 40 ans à méditer ce thème dans lequel il a trouvé des richesses insoupçonnées. Les escaliers, comme les couloirs, nous ne les regardons pas, le mépris les accable. Dans le langage commun, un escalier ne se désigne d’ailleurs jamais seul : sa solitude est inconvenante. Mais Szafran a regardé ce lieu d’un peu plus près que les autres, et cela dès l’enfance, suspendu dans le vide la tête en bas, tenu aux pieds par un oncle sadique. Mais ce n’est pas seulement le vertige qui donne leur intérêt artistique aux escaliers. Comme l’atelier, cet espace vulnérable bouge avec les mouvements de lumière, il s’y transforme et la rampe elle-même semble prête à se délier dans les heures. Szafran a beaucoup peint, dans l’immeuble du 54 rue de Seine, de jour comme de nuit, ces combinaisons incessantes qui prennent la forme d’une métaphore de la création, comme l’est la bibliothèque de Babel chez Borges. On n’en finit pas avec ce lieu intenable, lieu de passage, où Szafran s’arrête sur ce qui se passe « entre », entre deux mouvements de la vie dont l’escalier semble exclu. Dans certaines de ses créations les plus épurées ne subsiste qu’une ligne fragile qui affecte le rôle de rampe, de fil d’Ariane dont le tournoiement calligraphique est aussi la trace d’un regard successif se perdant dans le motif insondable.

Escalier, 1974. Pastel sur papier, 78 x 58 cm. Collection particulière © Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022.

Retrouver la forme vitale

Malgré les drames qui ont marqué son enfance, Szafran se définit comme un peintre chanceux. Il serait d’ailleurs intéressant de discuter cette chance dont les peintres se réclament de façon superstitieuse ou médiumnique, quand celle-ci désigne surtout une formidable capacité à renouveler leur art et à échapper ainsi au désœuvrement. Quelques temps après avoir reçu d’un ami un pan de soie chinoise, Szafran se rend compte qu’il tient la surface idéale à la poursuite son travail. C’est sur ce support qu’il perfectionne sa technique de l’aquarelle chinoise, cette aquarelle qu’il tentait de mêler au trait sec du pastel depuis les années 80, et qui accueille un motif installé dans l’atelier de Malakoff, résidence du peintre depuis 1974. Là, le foisonnement des philodendrons, en analogie comme en opposition totale avec la profondeur brutale des escaliers, donne lieu à un travail impénitent que le peintre livre jusqu’à la fin de sa vie.

Feuillages, (1986-1989). Aquarelle sur papier, 149 x 99 cm. Collection particulière © Sam Szafran, ADAGP, Paris, 2022 / Jean-Louis Losi.

Et les préoccupations pour la couleur et la lumière, qui ont petit à petit relayé celles de la perspective, s’affirment dans les reflets infinis des feuilles, ces filtres providentiels pour « unir la lumière et la couleur à travers la forme et le dessin » [3]. Mais il faut s’en remettre encore une fois à l’essence d’une chose, ici la chose végétale, pour apercevoir le désir créatif qui s’y lie. « On tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s’est encore précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais leur forme s’est de mieux en mieux réalisée », écrivait Ponge, dans Faune et Flore [4]. On comprend mieux, au regard des mots, la fascination qu’ont pu exercer les plantes sur Szafran. Dans ce motif qui se renouvèle mais ne lâche jamais sa marque et ses ombres, les feuilles tiennent leur bout d’éternité, elles s’enracinent tout en progressant et s’offrent aux variations infinies d’un art qui rappelle celui du portrait.

Est-ce un hasard si le désir créatif du peintre s’est inscrit dans ce cadre luxuriant ? La plante, — comme la rose — est sans pourquoi, et l’impossibilité d’une réponse finale de la nature offre l’espace le plus pur à une recherche qui pourrait paradoxalement perdre sa raison si elle avait un but trop précis, l’horizon d’une solution.

Arrivent des tableaux où les dimensions s’effacent dans le lit végétal et rendent aux feuilles la maitrise d’un espace apaisé sur les silences d’un fond indistinct, à peine dérangé par un escalier en colimaçon, une charpente métallique, ou Lilette, la femme du peintre. À Malakoff, philodendrons et caoutchoucs recouvrent l’espace de travail et de représentation, jusqu’à les confondre. L’issue impossible, qui donnait aux escaliers de Szafran leur constitution tragique, est ici répétée, rejouée à fond mais cette fois engagée à libérer un reste positif.

Alors, dans ces œuvres tardives, plus grandes, dernières dans l’ordre de l’exposition rétrospective, on sent pour la première fois que le silence gagne à ne pas s’énoncer. Le motif répété a progressivement ouvert son espace dans le blanc indicible, le bleu et le vert. Le temps et l’espace, dilués dans l’aquarelle, se confondent comme le repos et la croissance. Et le tableau semble atteindre ici une vérité de l’enfance, du maintenant acquis à l’abri de la mort. « Je m’efforce de faire dans le tragique quelque chose d’édénique »[5], déclarait Szafran, comme pour indiquer là où se trouve sa véritable obsession.

Illustration : Lilette dans les feuillages (Hommage à Georges Perec), février-août 2003. Aquarelle sur papier, 94 x 149 cm. Collection particulière. © Sam Szafran, Adagp, Paris, 2022 / Jean-Louis Losi

Références

[1] Entretiens avec Alain Veinstein, Flammarion, 2013. Le premier entretien qui compose ce livre est intégralement consacré à l’art et la personne de Giacometti.

[2] David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon, Flammarion, 2013.

[3] Entretiens avec Alain Veinstein, Flammarion, 2013.

[4] Francis Ponge, « Faune et flore », Le Parti pris des choses, Gallimard, 1942.

[5] Entretiens avec Alain Veinstein, Flammarion, 2013.

Un article de Charles Mouliès