Tout juste paru aux éditions de L’Extrême contemporain, Aberrants & Dinosaures est le nouveau livre d’Amandine André, exploration jubilatoire de l’imaginaire comme une espèce en danger, danse électrique des aberrations pour réel à vide – « une entourloupe contre l’apocalypse du moment ».

Récit de l’enfance qui déplace dans l’aberration la recherche de l’expérience, ce très beau texte se construit autour d’une parole qui explore les possibilités du langage comme manières de dire une autre réalité, non comme recréation d’un espace alternatif mais comme affirmation qu’il n’y a pas un horizon autoritaire en soi.

« Je raconte n’importe quoi mais nous ne pensons pas que cela soit un problème. »

Raconter n’importe quoi, ce n’est pas un problème, non : c’est signaler à l’endroit de ce qu’est la création littéraire et donc l’écriture que le narratif est parfois illusoire – illusion, nous le savions déjà – et que l’expérience littéraire est aussi et avant tout celle d’une saisie déplacée de l’écriture et de la pensée. Pas de côté, sursaut, biais /

Dire encore combien non, ce texte ne raconte pas n’importe quoi mais il assume l’hybridité jubilatoire de sa construction, à mesure des récits, des scènes et la puissance évocatrice des phrases.

Des récits.

« La voisine écrit des lettres, la dernière que j’ai ouverte, avant de la mettre à la poste, avait une sensibilité de pute qui disait, c’est avec une sensibilité de pute que je t’écris et que je te réponds après avoir fait avec ton silence de chien les réponses que tu n’as pas écrites. Je nourris mes plantes avec mes larmes quand toi tu pleures par ton sexe laissant crever ton poisson rouge. C’est dans tes silences que j’ai cultivé ce cœur de pute et que j’ai dû me laisser toucher. Je ne me souviens plus de la suite j’ai mis de la colle puis du scotch puis pour les dix euros donnés je suis allé à la poste pour elle. »

Mais que faire d’un récit ? Où qu’encore déborder une structure qui viendrait enserrer l’image et sa puissance – d’ombre, disent certaines ; de quels corps demeurer l’envers-revers de la danse

« Et c’est à ce moment-là que je me demande ce que je vais faire de la dame encombrée, quel rôle lui attribuer, dois-je la transformer en récit ou en un simple poème que fait-elle là ? D’ailleurs que fait-elle là ? C’est le problème avec les idées et les images qui sont comme des musiques, celles du voisin débarquent souvent sans crier gare. Une question d’épaisseur des murs. »

Aussi l’expérience se veut-elle comme une imagination indomptée ; non pas une élucubration bordélique mais la puissance de l’acte d’écrire où le sujet cède au débordement de l’esprit lui-même pour instituer la littérature. Une question d’épaisseur du trait.

D’un débordement de l’esprit qui, comme une résistance face à la saturation d’un espace mental qu’on sait de plus en plus asservi à des rêves vides, rappelle le sursaut salvateur de l’ennui /

« L’ennui est infini parce qu’il est giratoire. Ou. Infini parce qu’il se propage en moi comme, de l’air. Il entre. Il va entrer en moi. Comme hier. L’air se propage en moi et me fixe. Hier ne me viendra plus, l’ennui, si. »

Comme s’il s’agissait de toujours recommencer à écrire. Ces mots, d’Aragon : « le bizarre ou le dérisoire des mots surgis […] m’oriente sur une route inattendue de l’esprit et, par un geste détourné, me détermine, homme ou créateur, dans l’invention de vivre ou d’écrire. » Autrement dit, l’aberration même de l’ennui auquel je m’abandonne rencontre en moi les images et la pensée de ce qui fondera l’écriture sans l’asservir à sa propre facticité.

Ceux, de Benjamin Fouché : « Quelque part à cheval entre mes fesses, votre peau et ailleurs : des images presque parties et pas encore tout à fait là. »

« Je fais tournoyer le poème comme un enfant et je ne pense pas que cela puisse être un problème. Les fantômes ne sont que des poèmes sous séquestre, il ne faut pas les craindre mais les libérer. C’est une fluctuation, un rayonnement fossile, une variation de température, la continuité d’un cœur musical que berce la chute des corps célestes. »

De ces aberrations comme autant de points relatifs de nos imaginaires, comme les débordements de l’espace où sont enchevêtrés les images ; là où la parole de l’enfance – chez Amandine André – par son esprit plein d’énergie, et de désirs et de mots, ne cherche pas à civiliser les dinosaures de l’ombre mais à les mettre sur scène, à les offrir à l’espace d’une mémoire endormie :

« Ferme les yeux, bouche tes oreilles, ouvre ta bouche pour que je t’alourdisse de tout ce que je suis et que je fasse de toi l’insensé qui donnera une graine. »

De la scène où l’écriture institue les insularités du mot – de ces fragments qui se conjuguent, qui se déploient, se répandant dans les territoires à réveiller de nos imaginaires, Amandine André nous laisse oublier les portes fermées : c’est enluminer les aberrations silencieuses, faire scintiller les sutures et le disloqué

« Quel passé n’a pas été rendu au monde et défigure les mots et agresse les vivants et transforme toutes choses en terreur nocturne ?

Toute nuit doit être lavée

car la nuit est tout ce que le jour n’a pas lavé

car la nuit est l’encombrement du jour »

Crédit photo : Michaël Garcia