Au Théâtre 13-Bibliothèque, Julie Benegmos et Marion Coutarel proposent un voyage immersif dans le monde du strip-tease. A partir d’une expérience vécue, elles amènent le public à voir par les yeux des performeuses, et à prendre avec elles un risque – STRIP : au risque d’aimer ça.

Renverser le regard

Un spectacle étonnant, qu’on pourrait nommer documentaire, performatif, immersif, mais surtout et tout simplement beau et doux.

On ne nous accueille pas par la porte habituelle au Théâtre 13 : derrière un rideau de perles, on s’enfonce dans les méandres du théâtre par la porte dérobée, d’étage en étage entre l’odeur de l’encens et quelques notes de piano, dans des recoins en poufs moelleux, bougies et cartes érotiques. On ne reconnaît pas la grande salle du théâtre, aménagée dans une configuration étonnante, pour un public choisi et intimidé de fouler les planches du plateau depuis l’entrée des artistes. Nous sommes bien de l’autre côté, avec l’impression (la peur, un peu aussi ?) que les rôles vont être inversés, la vieille hantise d’être choisie par le clown pour faire le prochain numéro. Alors j’ai décidé d’accepter le risque, puisque c’est de cela qu’il était question. J’étais venue seule ce samedi pluvieux de novembre, comme le font celleux qui se rendent dans les strip-clubs ; ce n’est pas une activité collective, une sortie entre amis, c’est bien plutôt le plaisir coupable et solitaire de ce risque qu’on prend seul·e, de chaque côté de la scène. Au risque d’être gênée, mais aussi déplacée, troublée…

Et troublée je l’ai été, à maintes reprises, durant cet étonnant spectacle, qu’on pourrait nommer documentaire, performatif, immersif, mais surtout et tout simplement beau et doux. J’y ai retrouvé la même tendresse que celle de Virginie Despentes dans King Kong Théorie, décrivant son expérience de prostituée à son compte : plus que la brutalité des rapports, l’autrice raconte surtout la solitude et le besoin de contact d’hommes seuls et tristes – « leurs peaux blanches, leur timidité malheureuse, ce qu’ils montraient de failles, sans fards, ce qu’ils montraient de leurs faiblesses. » Dans STRIP, l’une des danseuses évoque un client qui lui demandait seulement de lui faire des guilis… « On est des assistantes sociales de l’extrême », conclut-elle. Le spectacle fait le pari de nous faire voir leur monde par leurs yeux, du côté des loges.

Réinventer le désir

Bien sûr, tout n’est pas parfait dans ce monde de paillettes, de satin et de libération du corps ; il y a aussi le regard de l’entourage, et puis aussi celui de la validation ou non du corps, et les shows lesbiens « qui suivent toujours le même scénario ». Les comédiennes nous racontent l’histoire de Jordan, une strip-teaseuse californienne immense, musclée, le corps couvert de tatouages japonais, qu’elles ont trouvée un jour en larmes dans les loges : aucun client ne l’avait encore jamais demandée en salon privé. Les fantasmes ont la peau dure. Sous les récits d’expérience, on entend aussi d’autres revendications, des envies de renouveau : rafraîchir l’imaginaire et le rapport à l’érotisme, les scénarios des shows, le rapport à la beauté tout simplement.

Dans le strip-tease, qu’est-ce qui est important, le strip ou le tease ?

Chaque chapitre du spectacle se présente comme une petite séquence thématique ouverte par des entretiens filmés avec cinq danseuses strip-teaseuses du théâtre Chochotte, dans le quartier de st Michel. A la voix de ces travailleuses du sexe répondent celles de Julie Benegmos et Marion Coutarel au plateau, partageant aussi leurs anecdotes, et alternant récits face public et moments performatifs à l’esthétique léchée, poétiques, drôles aussi, dans la scénographie toute en clair-obscur, lampions, bougies et matières douces de la très douée Aneymone Wilhelm. On ne sait jamais bien à quoi s’attendre, et les deux comédiennes performeuses entretiennent ainsi le léger frisson de l’attente et de l’inconnu : « dans le strip-tease, qu’est-ce qui est important, le strip ou le tease ? » Un spectateur a répondu de lui-même : « le tease ». Bien sûr ! On verra finalement peu de nu dans ce drôle de spectacle, et beaucoup de métamorphoses, de jeu, d’esquives et de dévoilements pudiques, concrets comme symboliques. Tease, ou le désir.

La performance illimitée

Ces femmes expriment avant tout l’immense liberté de ce rapport de séduction maîtrisé.

Qui l’eût cru, en entrant dans cette drôle de salle par le rideau du fond ? Une jeune femme souriante, brune, en jean et chemise à carreaux, nous accueille comme si on se connaissait déjà. Comme si on lui avait parlé de moi ; comme si elle savait un peu qui j’étais. Sensation privilégiée d’être emmenée dans les ombres du cabaret comme dans Mulholland Drive de David Lynch, sous les néons du Silencio. Et pourtant Julie Benegmos est là comme le serait la metteure en scène « en civil » ou l’ouvreuse du théâtre ;  quand elle s’avance sur la scène au début pour nous parler, nul ne pourrait se douter de ce que renferme ce corps mince et discret. C’est de son expérience au Chochotte qu’est parti le projet… « Il me manquait dix cachets, et j’ai répondu à une annonce ».

Au cœur du spectacle, habillée en Ste Rita, patronne des prostituées, elle récite le nom de toutes celles qu’elle a été durant ces shows : Frida Kahlo, Marie-Antoinette… Une communion extraordinaire de femmes réunies dans la puissance d’une étrange beauté, et dans l’horizon grand ouvert de la performance. Comment se douter que la petite brune en chemise à carreaux s’envolera tout à l’heure sur la barre de pole dance en impossible oiseau ? Bien sûr, c’est la fascination pour les comédien·nes aux mille visages qui s’exprime ici. Mais dans ce rapport au corps si particulier du strip-tease et de la séduction, toutes ces femmes, au plateau et en entretien vidéo, expriment avant tout l’immense liberté de ce rapport de séduction maîtrisé : être une « professionnelle », c’est ici avant tout avoir la main sur un rapport de pouvoir et de séduction auquel toutes les femmes sont plus ou moins soumises dans leur vie. Devenir celle qui décide, qui s’invente mille vies, qui est la maîtresse de son corps… Virginie Despentes, encore : « ça faisait penser à Wonder Woman qui tournicote dans sa cabine téléphonique et en ressort en super-héroïne ».

L’une des femmes conclut : « tout le monde devrait aller travailler au Chochotte une fois dans sa vie ». Pour commencer, on peut déjà aller voir STRIP – au risque de se laisser troubler.

  • STRIP : au risque d’aimer ça, un projet de Julie Benegmos et Marion Coutarel, au Théâtre 13 – Bibliothèque (Paris) jusqu’au samedi 3 décembre.

Crédit photo : (c) Marie Clauzade