Au Théâtre de la Bastille, Emilie Rousset propose un objet singulier : théâtre documentaire et performatif, Playlist politique se présente comme une façon de mettre en scène l’archive, en questionnant les rapports entre musique et politique. Sous la forme d’une réflexion sur l’Ode à la Joie et par-delà sur la question plus large des hymnes, le spectacle décortique nos mythes collectifs et leurs ambiguïtés.

Performer l’archive

Ces deux termes mis bout à bout ne sont pas chose nouvelle. Comme le précise Simon Hatab dans sa présentation du spectacle, Emilie Rousset s’inscrit dans une démarche de re-enactment qui marque depuis quelque temps un certain rapport à l’archive historique sur les scènes théâtrales. Si les documents utilisés par Emilie Rousset pour son travail de réflexion sont cités dans la feuille de salle, et même apparaissent sur l’écran dans le très efficace desktop movie réalisé par Gabrielle Stemmer, jamais nous ne verrons les originaux de ces documents. Ils seront tous « rejoués » pour nous – re-enacted : de la traversée de la cour du Louvre par Macron au son de l’hymne européen en 2017, aux entretiens menés avec Esteban Buch, entre autres auteur du passionnant ouvrage La Neuvième de Beethoven : Une histoire politique, en passant par des archives plus personnelles, comme un entretien avec une amie allemande qui lui explique les dessous du départ de Merkel…

Il s’agit avant tout de s’approprier le document, de jouer avec lui littéralement.

Il s’agit avant tout de s’approprier le document, de jouer avec lui littéralement, parfois de s’en moquer un peu ou de pointer, en les soulignant juste ce qu’il faut, ses légers ridicules, ses postures. En passant par le filtre de la scène, les documents se contemplent comme des objets étranges, véritables curiosités intellectuelles, et emplis d’une théâtralité insoupçonnée. On navigue amusé·es entre ces scènes pleines d’autodérision et de questions sans réponse : Emilie Rousset place ainsi le public dans sa propre situation, face au flot d’informations d’une recherche jamais achevée, qui s’étale en dossiers et sous-dossiers. L’abondance déconcertante de la matière, toujours vertigineuse lorsqu’on plonge dans un sujet, donne en tout cas envie d’aller plus loin.

Hymnes collectifs et hymnes personnels

L’hymne européen est en soi une anomalie, car il est le seul hymne qui ne se chante pas.

En choisissant de s’atteler à l’Ode à la Joie, et donc par extension à l’hymne européen, Emilie Rousset vient en réalité jeter un coup de projecteur dans certains recoins peu recommandables de l’identité européenne. A mesure que le travail se poursuit, il semblerait que chaque symbole musical cache aussi sa part d’ombre, comme un double maléfique – et comme si l’Europe n’était en réalité que construite sur un paradoxe, qui rend son identité collective si fragile. C’est Esteban Buch, rejoué par Anne Steffens, qui nous en donne la première clé : l’hymne européen est en soi une anomalie, car il est le seul hymne qui ne se chante pas. La version choisie par les pères de l’Europe est un extrait du dernier mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven, où le chœur chantant les paroles de Schiller a été enlevé, et seule la musique constitue pour nous « l’hymne ». Etrange, quand la fonction des hymnes semble avant tout de rassembler une communauté par le pouvoir fédérateur du chant…

Au fond, chaque communauté est libre de recréer ses propres chants.

Nous abordons alors, en survolant nécessairement le sujet qui semble énorme, l’histoire de l’Histoire – à savoir le passionnant récit des remaniements de l’hymne, des petites mains oubliées, du rôle douteux de Karajan, ancien nazi au demeurant, dans cette reconstruction symbolique… Comment s’approprier alors cet étrange objet qu’est l’Ode à la Joie ? Ce que nous montre surtout Emilie Rousset, semble-t-il, c’est que le relatif échec de cet hymne à rassembler les peuples dans le chant se voit compensé par d’autres hymnes, plus personnels. Au fond, chaque communauté est libre de recréer ses propres chants, loin du poème de Schiller et des alliances douteuses. A la Queerale, par exemple, on chanterait plutôt du Stevie Wonder…

L’artiste au travail

Le politique et ses représentations y est montré étroitement tricoté avec la vie des individus.

Mais le cœur du spectacle demeure surtout la figure toujours intrigante de l’artiste au travail. Emilie Rousset y montre une partie de son intimité : sa vie avec sa compagne qui va chanter à la Queerale, son fils Jean qui ne veut pas dormir, et le quotidien d’une metteure en scène symboliquement obligée de faire son spectacle en chuchotant, via le re-enactement de ses complices Anne Steffens et Manuel Vallade. Le politique et ses représentations y est montré étroitement tricoté avec la vie des individus, les choses qu’on apprend à l’école et celles qu’on voit à la télévision. Mais au-delà de l’intérêt réel du projet, le traitement m’est apparu somme toute un peu léger, le geste parfois trop timide : mis à part leur appréciable distance critique et l’ingéniosité de leur montage, les dispositifs de « rejeu » demeurent un peu à la surface des choses. Ils permettent de jeter sur les documents un regard un peu « méta », au second degré, mais outre la technicité de l’affaire, je n’ai pas toujours bien saisi jusqu’où allait cette réappropriation et le tissage de toutes ces références, passionnantes au demeurant. Le travail semble encore en cours de déploiement, et nous laisse sur notre faim. Il n’en demeure pas moins que la surprise finale du spectacle a le mérite d’ « adoucir les mœurs » : le véritable hymne utopique est sans doute celui qu’on se fabrique soi-même.

  • Playlist politique, conception, écriture et mise en scène d’Emilie Rousset, au Théâtre de la Bastille (Paris) jusqu’au 7 décembre.

Crédit photo : (c) Philippe Lebruman