Il fallait oser : Sissi, après Romy Schneider. Élisabeth d’Autriche (Vicky Krieps) revue par le XXIe siècle rit sous son corsage, fume, se masturbe tristement et se coupe les cheveux. Focus sur un biopic qui tire son épingle du jeu tout en manquant paradoxalement d’audace.

Un an dans les valises et les affres de Sissi, de l’automne 1877 à l’automne 1878 : c’est à ce voyage qu’invite Corsage. L’impératrice, qui fête ses quarante ans, erre de résidence en résidence afin de fuir le château de Schönbrunn et son époux glaçant : de la Bavière où elle rend visite à son cousin Louis II à sa résidence d’été, en passant par l’Angleterre où l’on fustige sa conduite trop libre, avec les chevaux comme les hommes. Le scénario distribue classiquement les lieux à la faveur d’une progression chronologique somme toute assez sage, sans recherche d’exactitude historique. En France, Arielle Dombasle avait déjà, en 2005, prêté ses traits à l’impératrice sexagénaire (Sissi, l’impératrice rebelle, téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe). C’est à Vicky Krieps d’incarner cette fois Sissi quadragénaire.

« Sissi » ? non non

Le choix d’un empan temporel resserré autorise le film à contrevenir à la structure convenue du biopic, celle d’un accent circonflexe progressant vers une ascension irrésistible et l’inévitable déclin qui s’ensuit. De multiples distances sont également prises avec le mythique Sissi d’Ernst Marischka (1955) : la sobriété des décors, l’âge du personnage, le jeu contenu de Vicky Krieps – sans surprise, à l’opposé du sourire toutes dents dehors de la juvénile Romy Schneider –,  sa chevelure même, tout en frisottis incontrôlés, le sujet du film enfin : non pas la victoire de l’amour mais celle de son allié ambigu, le narcissisme. La souveraine est obsédée par sa propre image en même temps qu’elle sent cette dernière lui échapper avec l’âge. Son rôle statutaire, cantonné à de la représentation, se mue en un fardeau ambivalent qui donne un sens à son existence (par la place du contrôle, que ce soit celui du poids ou bien de son opulente chevelure) en même temps qu’il en désigne la vanité. Il reste alors à trouver des échappatoires au vide par le vide : fuite et tentation du suicide, du rêve, des amants, des paradis artificiels, pour une impératrice qui, par la force des choses, éprouve des difficultés à aimer quelqu’un d’autre que son propre reflet. « I love looking at you looking at me » avoue-t-elle à son prétendant anglais. D’où la représentation d’une Sissi peine-à-jouir qui se réfugie dans la masturbation, selon une association assez rebattue entre onanisme, narcissisme et frustration.

Une force de la mise en scène consiste à confronter sans cesse l’impératrice à sa propre image fixe. Dans les cadres larges, Vicky Krieps est entourée par les tableaux les plus connus de l’impératrice vis-à-vis desquels elle se positionne toujours en léger décalage. La rencontre avec un avatar d’Étienne-Jules Marey, qui prend le personnage pour sujet, s’apparente alors à une libération bien méta par la captation du mouvement qu’autorise le cinéma.

Sissi boiteuse 

Fans du mythe « Sissi », abandonnez toute espérance. Pas une seule fois le nom bien connu ne résonnera dans le film : les appellatifs « Élisabeth » ou « Votre Majesté » indiquent à eux seuls le désir d’évider le personnage de son aura glamour. Sa seule valse est boiteuse, sans orchestre ni crinoline, dans un des plus beaux plans du film : l’impératrice avec béquille, à peine remise d’une défenestration ratée, se tient à demi-effondrée dans les bras de son cousin Louis II de Bavière au milieu d’un salon décrépit. 

La question de l’identité noyaute le film

Cette Sissi revue par Marie Kreuzer est volontiers dure, égoïste, capricieuse – aspects révélés par un dispositif original qui aurait gagné à être placé au cœur de l’ensemble : le point de vue critique et dépassé de sa fille d’une dizaine d’années, la sage Marie Valérie qui fut la préférée de la véritable Élisabeth d’Autriche. On s’aperçoit qu’il n’était pas évident d’avoir Sissi pour mère : à quand un biopic savamment plat sur Marie Valérie, ou la tranquille tentation d’être conventionnelle ? « Tu étais digne, ce jour-là », dit à sa mère Marie Valérie en lui tendant son dessin d’une cérémonie où ce n’était en réalité pas Sissi qui se tenait droite mais sa doublure sous voilette noire, la comtesse Marie Festetics. La question de l’identité noyaute le film, d’où la portée symbolique des plans dans lesquels l’impératrice ou sa doublure se voilent le visage comme des Parques jumelles.

Le problème posé par le film est que cette Sissi débarrassée de ses oripeaux se mue en une figure très contemporaine, via des traits de caractères fondés sur des faits historiques : le goût pour l’équitation et l’escrime, la souffrance dans le cadre corseté de la Cour, une personnalité masculine qu’on ne cesse de lui reprocher. De fait, la figure fait se rencontrer de manière très (trop ?) automatique deux sujets d’intérêt actuels : d’une part la mélancolie des Grands, spectateurs impuissants d’une existence qu’ils n’ont pas souhaitée, sujet de la récente série The Crown ; d’autre part, la structuration historique de la vie publique par le patriarcat qui cantonne les femmes au contrôle de leur apparence et les condamne au XIXe siècle à la soumission ou bien à l’asile. Les visites de l’impératrice à l’hôpital la confrontent à de potentiels doubles d’elle-même, rendues folles par leurs conditions de détention. La mise en miroir devient pesante à cause des effets de montage : un plan sur une folle en baignoire est suivi d’un plan sur Sissi dans son bain, conformément à un tropisme symbolique très appuyé, dans l’ensemble du film, du côté de l’eau sous toutes ses formes, refuge pour une Sissi qui ne se noie que dans le grand bain de la vie sociale. 

Sissi, Marie Antoinette, Diana Spencer : autant de femmes étouffées par l’étiquette qui ont été récemment mises en valeur par la fiction. Au sein de cet ensemble, Corsage se rapproche davantage (le glamour en moins) du film de 2005 de Sofia Coppola sur la souveraine française – également d’origine autrichienne – que des séries et films récents sur Diana, par son anachronisme et sa mise en fiction assumés. Il n’est pas question de critiquer la relecture d’un personnage historique à l’aune de questions actuelles ; le cinéma n’a-t-il jamais fait autre chose ? Et Sissi fut toujours, et même de son vivant, l’objet d’une projection fantasmatique de la part des médias. 

Ambivalence d’une désacralisation

Corsage manque d’audace et joue la carte de la facilité

Toutefois, cette association, la concernant, de thèmes actuellement très porteurs possède son revers : le film ne résiste pas à la tentation de la fascination, alors précisément qu’il venait désacraliser « Sissi ».  C’est le double bind contenu dans le plan cadrant en plongée la chambre de Louis II où l’impératrice est venue se réfugier : à gauche, un lustre ; au milieu, le lit ; à droite, une crevasse dans le sol. L’hésitation du film tient à cela : crevasse ou panache ? Vignette majestueusement vide car désaissie d’elle-même par son propre mythe, ou bien figure de proue de l’émancipation féminine ? Si les plans larges opposent Sissi à ses représentations par l’image, dans les plans serrés le visage de Vicky Krieps emplit le cadre, de face ou de profil. C’est la caméra de Marie Kreuzer qui désormais est fascinée par sa star, comme son double, Marey, lorsqu’il filme l’impératrice. Le paradoxe tient au fait que le film interroge d’autre part la relation entre idole et simulacre : par la collusion de Sissi avec un autre mythe du crépuscule, celui de Louis II déjà magistralement mis en scène par Visconti (chez qui Romy Schneider jouait encore Sissi, sur un tout registre que chez Marishka) et par la récurrence du motif de la décadence.

Par cette hésitation entre sacre et désacralisation, Corsage manque d’audace et joue la carte de la facilité. Il reste prenant, surtout dans son dernier tiers qui envoie par-delà les temps une offrande fictionnelle à l’impératrice : le luxe d’une doublure, qui, par amour pour l’égoïste souveraine, accepte de prendre sa place en public. L’aura d’Élisabeth d’Autriche se décompose désormais en éléments reproductibles : un corset lacé serré et une perruque. Et Sissi de laisser tomber sa gaine, de se repaître de crème pâtissière et de se couper les cheveux pour finir sur une envolée à la Thelma et Louise. Dans le somptueux plan-séquence du générique, Sissi s’enracine à jamais dans son mystère, par une danse qui est à la fois valse solitaire, contorsion soumise à une chimérique camisole, et épiphanie. L’impératrice façon Loïe Fuller, révélée par l’image en mouvement, danse sans voiles et pour toujours sans voilette.

Corsage, réalisé par Marie Kreutzer avec Vicky Krieps, Florian Teichtmeister et Katharina Lorenz, en salles le 14 décembre