C’est une affaire d’évidence… quoique. Paris a du charme. Un charme qui ne tient pas au bruit des talons sur les pavés irréguliers, à la parade silencieuse des bateaux-mouches sur la Seine, ni même aux monuments qui, insolemment, s’étirent entre les bâtiments haussmanniens. Non, il s’agit d’autre chose. C’est un charme qui se murmure. Au cœur d’une rue striée des ombres effilées des piétons, une porte monotone, gris maussade, est entrouverte. Il faudrait ralentir, tendre un peu le cou pour voir. Voilà précisément le charme : derrière les portes cochères anodines, un secret, un espace étonnant dérobé.
Comme une confidence, la Porte B., une toute jeune galerie d’art contemporain, se soustrait au regard du tout-venant qui court et ne sait pas s’arrêter. Sous la très belle verrière, les œuvres saisissantes de plusieurs artistes s’offrent à la lumière pâle des jours d’hiver. Matières primaires est le nom donné à l’exposition. Charlotte Delafond et Camille Merklen, les fondatrices de La Porte B., ont sélectionné plusieurs œuvres d’artistes qui disent chacune à leur manière la nature. Le casting est alléchant : il réunit comme une pléiade, sept talents, sept créatrices prometteuses. Leurs ouvrages disparates, empreintes bien définies de chacune d’elles, forment un tout – ode au geste, et à la nature – dont l’esthétique et la profondeur valent l’aventure. L’exposition, qui offre à travers son parcours une perception toute neuve, se tient jusqu’au 18 février.
Faire parler les matières
Tiffany Bouelle, Janique Bourget, Marion Flament, Solène Kerlo, Alice Roux, Juliette Sallin, et Giulia Zanvit ont toutes pour commun de faire parler les matières, de les affranchir de la cadence délirante du présent pour leur faire dire les mutations lentes, cycles naturels propres à tout ce qui est.
Ainsi, Solène Kerlo, inaugure l’exposition, en agençant – derrière cette fameuse porte grise – l’entrée comme celle d’une grotte sempiternelle. La chaux transforme le mur de béton, mutique et vide, en une paroi qui dit les premiers temps des hommes et propose au visiteur un instant suspendu. Ici, aucun autre motif que celui des ondulations de la matière qui se déploie en creux et bedaines. Le relief porte seul le sens. Ce premier pas dans l’exposition donne le ton. Les œuvres très reconnaissables de Solène Kerlo rythment le parcours. Elle habille la matière brute de pigments bruts. C’est une affaire d’instinct. Pour l’artiste, le sensoriel est une manière de mieux s’emparer du sens. Ses tableaux, des plus petits (les épreuves) aux plus grands, permettent de reconsidérer nos racines. Les couleurs épaisses qui se disputent l’espace, qui s’enchevêtrent mais ne se mélangent pas donnent une vigueur et un dynamisme nouveaux aux mythes des origines. Les pigments desquels jaillit une couleur minérale, naturelle, rendent sensibles à la vivacité des sources, celles d’une genèse que l’on croirait tarie.
En miroir, Juliette Sallin présente un autre rapport au sensoriel. Elle sélectionne et effeuille les fleurs et les plantes pour en extraire les couleurs. Ses toiles de soie, amas de tâches douces et confuses, s’abreuvent de leurs teintes délicates. L’artiste cède la parole au végétal. Elle joue avec la duplicité de la matière qui est tout à la fois présente et absente. En présence, le support : Juliette Sallin met en valeur le grain de la soie, qui, comme une peau, vibre fardée, sous une autre carnation. Quant à la nature, absente, elle a laissé sa touche : dans une étreinte, elle a communiqué sa couleur et sa forme. L’union presque érotique des deux matières s’exprime comme une tendre jouissance.
La scénographie de l’exposition permet aux œuvres de se répondre. Elles se complètent, elles s’opposent dans un vaste espace qui permet à chacune de prendre sa propre dimension. L’espace, voilà la pierre de touche du processus de création d’Alice Roux. Et pour cause, elle crée un mobilier raffiné, qui réunit sur une même surface deux perspectives : il est tout à la fois un objet pratique et une œuvre d’art. Ses œuvres s’étalent de fait, entre deux mondes. En-dessous, la chaleur, le noyer et ses lignes naturelles, hasardeuses. Au-dessus, la géométrie froide et maîtrisée des formes et des couleurs figées dans l’acrylique et la résine. Alice Roux explore ainsi, à travers la superposition des matières, la ligne qui sépare et relie le naturel et l’artificiel, comme celle qui sépare et relie ce dont on fait un usage pratique et ce qui se laisse contempler.
On note l’ingéniosité des galeristes qui, sans tracer un itinéraire astreignant, permettent de saisir, dans la multitude, l’identité et la philosophie de toutes les artistes exposées.
La rencontre des matériaux est aussi ce qui anime Marion Flament. Ses installations sont essaimées dans l’exposition. On note l’ingéniosité des galeristes qui, sans tracer un itinéraire astreignant, permettent de saisir, dans la multitude, l’identité et la philosophie de toutes les artistes exposées. Aussi, comme Solène Kerlo, Marion Flament valorise la matière brute. Mais pour l’artiste, sa mise en valeur est intrinsèquement liée au feu. C’est le feu qui, modifiant la matière fondue, distendue, émaciée, concourt à dire un peu plus de la lumière que nous n’observons plus. Son art est donc une mise au point, un détour nécessaire : il faut reconsidérer la lumière comme une composante poétique, vitale de notre quotidien. Elle modèle ici le verre, qui, lorsqu’il filtre et dévie les rayons, les montre plus avec plus de force. Là, la céramique solidifiée dans le feu, porte la bougie et éclaire autrement ses propres aspérités. Un peu plus loin encore, le métal est coulé sur une roche brute. Leur fusion permet d’apporter un éclat qui pousse en contraste à mieux voir la matière première.
L’harmonie à l’image de la nature
Ces artistes cherchent dans les entrelacements un équilibre. Cet équilibre est fragile, il s’imprime dans les matières. Lui aussi fait sens car il apporte l’harmonie.
La fragilité se lit dans le geste de Janique Bourget. Dans son œuvre, la matière est une chose délicate. L’artiste a choisi le papier. Un papier blanc, doré parfois. Elle lui impose des sillons, le plie, et le découpe. Les motifs qui naissent sous ses mains jouent avec la lumière et l’ombre. Ils sont pensés à travers leurs formes. Les silhouettes organiques, minérales de ses ouvrages reflètent le monde : les canevas de Janique Bourget sont des créations d’après la nature ; alors, la matière, surface magique, révélatrice, devient un point de contact avec les beautés du monde. L’alvéole de la ruche, la rondeur de l’écaille, la mine oblongue d’une goutte d’eau, formes blanches, individuelles, offrent une autre syntaxe quand elles sont adroitement couchées sur du papier blanc.
Comme en écho, il y a tout près, le geste de Tiffany Bouelle. Inspirée des norens, les toiles peintes qui ornent les entrées au Japon, l’artiste peint ou plutôt elle écrit. Elle présente à travers la peinture le geste d’une calligraphe. La forme simple, apprêtée d’un faisceau de couleurs qui se heurtent et se révèlent, présente le mouvement comme l’aboutissement d’une méditation, d’un rituel qui mène à l’équilibre, à l’harmonie.
Le rituel, comme une mesure dans le geste, dans l’attitude, est un chemin qui guide et nourrit la création. Il est aussi présent partout dans l’œuvre éclectique de Giulia Zanvit. Il conduit au travail des textures en poterie dans son Kappuru, une œuvre qui accole deux vases en céramique, minces, bien distincts. Comme un couple, elle présente pour l’un d’eux, une chair qui frissonne au contact de l’autre. Ils existent ensemble, à deux, ils forment l’équilibre. Mais les rituels de Giulia Zanvit n’éliminent rien des hasards, ils n’ont rien de mécanique. Ils louent la nature et s’adaptent à ses irrégularités. L’artiste collecte une somme d’objets trouvés dans la forêt comme dans le sable, à l’image de ces coquillages coniques que la mer a poli tant et si bien qu’ils en ont perdu leur chef. Ronds chacun à leur manière, troués en leur milieu, ils sont délicatement accrochés les uns aux autres. Ils forment un tout harmonieux : Ephéméride est le nom de l’œuvre. En effet, ils articulent un calendrier dont ils composent les jours, leur architecture cyclique dit le temps qui évolue, et le processus qui s’achève. Au-dessus, les petits gardiens surplombent l’exposition. Ils sont si lourds de loin qu’on les dirait sculptés dans la pierre. Ils sont en fait moulés dans du papier mâché, et détonnent par leur légèreté et leur fragilité. Les œuvres de Giulia Zanvit se jouent de la pesanteur mais aussi de la taille. L’harmonie se trouve dans l’équilibre des contrastes. C’est peut être l’un des sens qu’il faut donner au grand tableau Attraversare qui présente des formes nébuleuses, en pastel clair sur fond noir, évoquant tout à la fois le gigantesque et le microscopique.
En somme, l’exposition offre un large panorama sur les rapport des artistes à la matière. La rencontre de ces différents partis-pris artistiques engage chacun des visiteurs à considérer de nouvelles perceptions à l’orée de ses propres sensations. Aucun parcours n’étant imposé, l’art est abordé comme une impulsion. Les co-fondatrices réussissent à le rendre accessible. La mise en valeur de la matière dans les ouvrages exposés permet à chacun d’en dire un mot. Disparates, mais unanimes sur le rôle fondateur de la nature, les œuvres savamment exposées valent bien le coup d’œil. C’est une brillante exposition.
Galerie Porte B., 52, rue Albert Thomas – 75010, Paris // Matières primaires jusqu’au 18 février 2023.