La chorégraphe Sud-africaine Dada Masilo s’empare d’un nouveau classique de la danse, après Le Lac des Cygnes en 2013 et Carmen en 2014, elle reprend Le Sacre du Printemps avec son œuvre Le Sacrifice. L’œuvre initialement prévue pour 2020 au Festival d’Avignon est reportée deux années consécutives à cause du covid19 pour être enfin jouée en juillet 2022. Depuis, la chorégraphe sillonne la France et c’est à l’occasion de sa représentation à la Villette que Zone Critique a pu découvrir son travail.

Une œuvre signature

Le Sacre du Printemps est joué pour la première fois le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. L’œuvre composée par Igor Stravinsky et chorégraphiée par Vaslav Nijinski fait scandale lors de la première. Le public de l’époque très habitué à l’esthétique des ballets comme Giselle ou La Belle au bois dormant est choqué par les mouvements très novateurs de Nijinski : toute la danse est dite en dedans – tournée vers l’intérieur -, les pieds se regardent, les danseur.euse.s ont le dos voûté et la tête penchée. Et pourtant malgré la réception houleuse de ses contemporains,  Le sacre du printemps devient par la suite une référence majeure dans la danse.

Si l’oeuvre originale est bouleversante, elle l’est ici d’autant plus qu’elle est habitée de fantômes.

Comme un morceau de bravoure, de nombreux.eus.es chorégraphes se sont essayé.e.s à cette épée d’Excalibur chorégraphique : Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Angelin Preljocaj (2001), Emanuel Gat (2004)… Ainsi, si l’œuvre originale est bouleversante dans l’intensité de sa musique complexe et la chorégraphie brute de Nijinski, elle l’est d’autant plus qu’elle est peu à peu habitée de fantômes.

(c) John Hogg

Si c’est au tour Dada Masilo d’y mettre sa patte et son regard, on prend aussi plaisir à y retrouver les inspirations de ses prédécesseurs, comme des petits éclats d’hommage. On peut y revoir la ligne courbe en déséquilibre de Pina ou son sein accusateur qui palpite, qui de façon consciente ou non, chargent encore plus la pièce d’émotions. Il semble avoir en transparence au plateau en plus des 11 danseur.euse.s, tous les autres artistes qui ont incarné cette danse organique, fatale et puissante.

Ne pas savoir sur quel pied danser

La partition crée une rencontre de genres équilibrée entre musique lyrique, gospel, jazz ou rythmique traditionnelle du Botswana.

Dada Masilo prend le parti de ne pas danser sur la musique de Stravinsky. Ce sont les 4 musicien.ne.s qui se sont inspiré.e.s de ces ruptures rythmiques et univers sonores très tranchés pour composer et improviser une partition intelligente et sensible. Le violoniste Leroy Mapholo, la chanteuse lyrique Ann Masina, le pianiste Nathi Shongwe et le percussionniste Mpho Mothiba créent une rencontre de genre parfaitement équilibrée : entre musique lyrique, gospel, jazz ou rythmique traditionnelle du Botswana. A noter que c’est le premier spectacle de la chorégraphe où des passages musicaux sont entièrement improvisés sur scène. Cela tisse une grande osmose entre la musique et la danse, où le rythme des danses rituelles swala est parfois porté par le corps des danseur.euse.s.

La maternité, le soutien et le calme de la fin de la pièce nous interrogent sur ce qui a été sacrifié.

Le Sacrifice est une œuvre de contraste et de rupture, dans la musique, la danse parfois contemporaine et parfois swala et plus généralement dans les tableaux. La première partie légère qui symbolise le renouveau et l’arrivée du printemps, est entachée de drame. Le deuxième tableau où Dada Masilo est choisie comme celle condamnée à mort est comme une montée des eaux. L’ouverture de l’ultime tableau est un duo d’une grande sensibilité, mêlé à une profonde violence. Le corps à moitié nu de Dada finit par être entouré d’hommes écrasants de leur regard qui nous emmène plus loin que l’esthétique de la partition. Puis entrent tous les danseur.euse.s vêtus de blanc, un lys à la main, et dans une lente procession spectacle viennent se recueillir auprès de Dada Masilo. La chanteuse, Ann Masin, soutient l’émotion de la scène avec sa voix profonde et chaleureuse. La maternité, le soutien et le calme de la fin de la pièce nous interrogent sur ce qui a été sacrifié.

Le don de soi

“Il s’agit de raconter une purge, une manière de faire table rase afin de recommencer avec un terrain neutre et neuf.”

La rythmique soutenue et inarrêtable du début de l’œuvre a laissé place à un grand moment de respiration, comme si en se sacrifiant, le cycle était finalement rompu. La question se pose alors, que sommes-nous prêts à sacrifier ?  Tout au long de la pièce, des arbres sont projetés en fond de scène comme des spectres accusateurs d’un monde en souffrance. Lors d’une interview pour le Festival d’Avignon en 2021 Dada Masilo donne son interprétation de ce sacrifice : “ Il s’agit pour moi de raconter une purge, une manière de faire table rase afin de recommencer avec un terrain neutre et neuf. (…) Il s’agirait de réévaluer notre vision du changement climatique, de la pollution… Le Sacrifice questionne ces dynamiques et volontés collectives de changer le monde pour le meilleur et raconte les exactions spontanées qui sont l’expression de l’individualité impérieuse.”

(c) John Hogg

Sans résoudre ces questions, l’œuvre témoigne d’un véritable don de soi, que ce soit par la très grande physicalité des moments de danse, le dévouement des artistes à leur art et la sincérité avec laquelle Dada Masilo a puisé au fond de son identité pour écrire ce spectacle. On en ressort ému avec un autre petit morceau de vérité que cette œuvre fleuve parvient à créer.

Crédit photo : (c) John Hogg