En exhumant un fait historique méconnu, Dénes Nagy livre avec Natural Light un film contemplatif sur la guerre. Entre tiraillements moraux et rudesse des conflits, ce film met en scène de beaux personnages sans pourtant échapper à une certaine lenteur désincarnée.

L’histoire était méconnue, et Dénes Nagy a le mérite de mettre en scène dans Natural Light, une frange oubliée de la Seconde Guerre mondiale. Entre 1941 et 1944, l’armée régulière hongroise a servi – de gré ou de force – aux côtés de l’Allemagne nazie pour occuper et surveiller les immenses territoires conquis à l’Est dans l’opposition avec l’URSS de Staline, après le déclenchement de l’opération Barbarossa et la rupture du pacte germano-soviétique. Semetka, un paysan hongrois, est enrôlé dans une division mobile de l’armée pour effectuer ces tâches de surveillance. Lors d’une embuscade, le commandant de son unité est tué et il lui revient de prendre la direction de la troupe.

Un long et magistral plan-séquence ouvre ce film, suivant le cours d’une rivière charriant un frêle radeau sur lequel un chasseur a hissé un élan tué à la chasse. Arrêté par les soldats hongrois, il repartira avec la carcasse délestée de sa viande. D’une manière générale, les populations locales subissent un pillage systématique et continuel, toujours soupçonnées de soutenir les « partisans » de Moscou — autrement dit, les ennemis du Reich. Natural Light se déploie ainsi en suivant une ligne claire et orchestre une opposition entre la majesté de la nature et la brutalité de la guerre. Métaphore du trajet psychologique de Semetka, ce plan-séquence inaugural indique la lente descente vers un monde de haine et de violence avec lequel le personnage devra continuellement composer.

L’éthique et la réalité

Semetka traverse la guerre comme un fantôme détaché du monde qu’il hante.

Le propos de Dénes Nagy est donc de mettre en scène les tiraillements intimes d’un homme préparé à tout sauf à la guerre, et Natural Light prend ainsi un ton volontiers grandiloquent dans la lenteur de ses plans, le soin apporté au cadrage pour faire de chaque geste, chaque rencontre, chaque décision un moment crucial, comme si Semetka jouait son sort à tout instant. Cette lenteur de la mise en scène vire rapidement, hélas, à l’ennui ; et le film n’échappe pas à certains poncifs du genre où l’on voit les soldats humilier et molester les habitants d’un village, où les petits caporaux rivalisent d’autorité idiote, où les femmes sont éperdues de douleur devant les enfants brutalisés. Semetka voit tout, mais reste parfaitement passif, comme étranger à toute cette violence gratuite. Il regarde de loin une jeune fille peigner sa chevelure, l’approche, puis s’éloigne. Il désapprouve les directives du commandement militaire mais ne fera rien pour les contredire. Bref, Semetka traverse la guerre comme un fantôme détaché du monde qu’il hante.

Tout le paradoxe de Natural Light gît ainsi dans une mise en scène volontiers édifiante, mais peu à peu déréalisante, tant le personnage principal semble s’éloigner de la fureur de la guerre. Bien plus encore, le film de Dénes Nagy aboutit à une forme d’épure abstraite où la réalité historique du conflit disparaît derrière les atermoiements moraux du personnage principal. On regrette par conséquent que cet épisode si méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ne fournisse qu’un arrière-plan au film et que toute la chair du réel soit complètement oblitérée par la volonté purement démonstrative de mettre en scène le conflit moral. Mais précisément, à trop vouloir appuyer sur les dilemmes éthiques qui se présentent à Semetka, le film de Dénes Nagy perd lentement toute l’ambiguïté qui devrait pourtant sourdre de chacune des situations. Le visage constamment fermé, reclus dans un mutisme quasi constant, le personnage ne parvient pas donner corps aux déchirements qu’il devrait pourtant incarner.

La photo pour mémoire

S’il faut saluer le courage de ce cinéaste hongrois qui ravive avec ce film un pan peu glorieux de l’histoire de son pays, on déplore que le poids de cette collaboration avec le IIIe Reich soit si lointainement abordé. Voulant embrasser à la fois l’ampleur de l’histoire et la profondeur de la morale, Dénes Nagy semble ne pas avoir réussi à choisir, et livre donc un film plastiquement très réussi, mais qui semble rester à la surface de son sujet. La contradiction morale lourdement mise en scène tout le film durant, est enfin symbolisée par les diverses photographies que prend Semetka. Plus souvent armé de son appareil que de son fusil, le personnage s’arrête régulièrement pour figer sur la pellicule ses camarades de régiment, un prisonnier ennemi, ou telle grande occasion où lui sera réclamée une photo. Manière pour Dénes Nagy d’opérer une ultime mise en abyme : la morale du personnage réside dans sa volonté de conserver pour la mémoire ces temps obscurs et abjects de l’histoire. Manière également d’humaniser celles et ceux que l’on combat — puisque le militaire tire le portrait de certains prisonniers.

Dénes Nagy  livre  un film plastiquement très réussi, mais qui semble rester à la surface de son sujet.

Cette volonté de fixer sur pellicule ces êtres exsangues, victimes de l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale n’est pas sans rappeler Le Fils de Saul de László Nemes, autrement plus rythmé et véhément, mais mettant également en scène un personnage cherchant à photographier l’horreur. Alors que la caméra de László Nemes n’est que mouvement incessant et brutalité, celle de Dénes Nagy est placide et lente. Certes, l’un filme les camps de concentration, et l’autre l’occupation d’un village ; l’horreur ne saurait être parfaitement semblable. Mais il est frappant de remarquer que les deux cinéastes sont habités par la notion de témoignage, à chaque fois symbolisée par la photographie. Difficile de ne pas y lire une référence aux quatre photographies prises par un membre d’un Sonderkommando à Auschwitz qui, dans des circonstances inimaginables, est parvenu à photographier l’abjection. Là où László Nemes met en scène avec Le Fils de Saul une image qui « sort du noir » – pour reprendre la formule de Georges Didi-Huberman (cf. Sortir du noir, Éd. de Minuit, 2015), le film le Dénes Nagy formule peut-être son pendant, avec ce personnage photographiant sous la « lumière naturelle », une horreur sans doute moins crue, mais néanmoins bien palpable. Dans le prolongement de l’étude de G. Didi-Huberman, on pourrait donc dire que Natural Light présente un « témoignage de la lumière », au sens où l’horreur est figée pour l’éternité par le regard d’un homme qui la subit tout autant qu’il l’inflige. 

Dès lors, le Semetka de Dénes Nagy se fait à la fois observateur placide de la bassesse humaine et conservateur bienveillant de la mémoire de vies malmenées par l’histoire. Figure certes paradoxale, et sans doute trop désincarnée, ce personnage traverse la guerre comme un spectre. Filmé en caméra subjective, Natural Light veut nous faire percevoir l’absurdité de ces guerres qui emportent sur leur passage le destin de ceux qui n’avaient rien demandé. La « lumière naturelle » du titre est sans doute celle qui cherche à faire émerger l’humanité malgré l’horreur.

Natural Light de Dénes Nagy, avec Ferenc Szabó, Tamás Garbacz, László Bajkó. En salles le 11 janvier 2023.