Cet article propose d’envisager Légère de Marie Claes, le récit d’une jeune adolescente anorexique, comme un texte qui montre particulièrement que l’anorexie mentale, loin d’être la manifestation d’une pulsion de mort, est d’abord un excès d’auto-conservation, une quête d’immortalité et de permanence.

Légère de Marie Claes se distingue par une écriture simple et épurée de l’anorexie mentale, recourant à un ensemble d’images – douées d’une valeur poétique – davantage qu’à des idées explicites pour restituer de manière vivante l’expérience anorexique. Le texte, sans rajouts inutiles, se construit comme un pur ressaisissement mnésique sans théorisations rétrospectives. De ce point de vue, il est formellement mimétique du corps anorexique :

« Aucune âme de son humble connaissance ne régule aussi sainement son alimentation ni ne peut se targuer de maintenir la seule ligne nécessaire au bien-être […], celle qui ne s’encombre pas de formes inutiles. »

On pourrait donc se hasarder à dire qu’il s’agit d’une écriture anorexique, et non seulement de l’anorexie mentale. Le dépouillement a transité du corps aux mots, dans un effort désormais créatif ; en ce sens, la dimension destructive du geste anorexique est surmontée par la créativité du sujet.

Légère a ainsi une valeur de témoignage qui excède l’objet direct et manifeste de l’écriture – l’anorexie vécue, au passé –, puisque le texte est porteur d’une sensibilité métaphysique plus vaste dont on peut dire qu’elle constitue l’ethos anorexique ; celui-là même qui demeure après la guérison, qui n’est pas intrinsèquement pathologique. Cet ethos relève du regard que porte le sujet sur l’existence, dont il comprend précocement l’impermanence et la précarité. Dans une telle disposition subjective, lucide, dont les racines sont profondes et porteuses de développements philosophiques possibles, l’anorexie mentale a le statut d’une tentative transitoire de solution à un moment – l’adolescence – où la construction narcissique du sujet ne permet pas de faire face aux angoisses intolérables qui l’accompagnent.

Une forme d’existence surnaturelle

Légère de Marie Claes se distingue par une écriture simple et épurée de l’anorexie mentale, recourant à un ensemble d’images – douées d’une valeur poétique – davantage qu’à des idées explicites pour restituer de manière vivante l’expérience anorexique.

Voilà donc l’intelligence du texte : on ne devient pas anorexique comme on tombe malade, comme si l’expérience anorexique était l’origine du mal, comme si les difficultés commençaient avec l’amaigrissement. L’anorexie mentale, Marie Claes le montre éloquemment, est moins une autodestruction ou un suicide qu’une solution rationnelle et méthodique face à des angoisses d’anéantissement : « […] et il y a la vie d’avant et sa vie de maintenant, la vie où elle erre et la vie où elle sait. »

Plus loin : « C’est profondément excitant, […] ce régime socialement reconnu, cette manière de vivre qui va de l’avant, vers un horizon de santé, de réussite et d’immortalité ». Muriel Darmon l’a elle-même souligné dans son essai sociologique, Devenir anorexique : la démarche de la jeune fille est absolument volontariste ; Marie Claes écrit quant à elle que « la réalité […] n’est rien devant le pouvoir de [la] volonté » de l’adolescente anorexique. Ce qui peut apparaître extérieurement comme une folie morbide ou un chaos est subjectivement vécu comme une solution miraculeuse, un agencement dont le mérite principal est d’être simple, concentré sur une tâche – l’amaigrissement –, mais dont les bénéfices sont innombrables – la réussite sociale, la reconnaissance, la quiétude éternelle, l’absence ataraxique de douleur et, Marie Claes l’écrit franchement, l’immortalité elle-même. L’anorexie est moins une course à la mort qu’une deuxième naissance – celle où le sujet devient à lui-même sa propre œuvre, son immortelle création :

« Il faut peut-être tout nettoyer pour accueillir sa renaissance. »

Elle est auto-conservatrice : Marie Claes décrit la volonté de « capturer » un « morceau » d’existence « à conserver comme une relique dans une boîte scellée ». Il apparaît à ce titre que voir dans l’anorexie mentale une passion auto-destructrice – Lacan lui-même y renvoie comme à un « suicide différé » dans ses Complexes familiaux dans la formation de l’individu –relève d’un contresens partiel. Si l’anorexie mentale est un suicide, c’est à sa manière originale, c’est-à-dire en cherchant, dans l’existence même, de façon immanente, une transcendance : une existence surnaturelle ici-bas : « L’évidence de nourrir le corps a déserté sa logique, cette perte, enclenché une mutation humaine […] ». L’anorexique accède à une forme d’existence à ses yeux privilégiée :

« L’horreur exquise d’être quelqu’un d’autre, d’être autre que soi : c’est tout ce qu’elle demande. »

Elle veut moins ne pas être qu’être autre, trouver un lieu de vie précisément débarrassé des angoisses liées à la conscience de la finitude et de la corruption de toute chose. Marie Claes évoque le « chagrin » qui, chez la jeune fille anorexique, « accompagne tout ce qui fout le camp ». Aussi écrit-elle résolument : « Il ne peut devenir normal de mourir ».

Maigrir pour ne pas disparaître  

Le texte met alors en évidence cette vérité contre-intuitive, généralement mal appréhendée, de l’anorexie mentale : il s’agit d’une psychopathologie procédant d’une angoisse de mort profonde, d’une conscience aigüe et précoce de la mort qui guette tout ce qui peut être vécu ; mort finale qui prend, dans l’existence, la forme anticipée du changement que connaissent les événements et les phénomènes :« […] [Les enfants] ont encore tellement de temps et moi je suis déjà centenaire, le meilleur est derrière moi. »

Le texte met alors en évidence cette vérité contre-intuitive, généralement mal appréhendée, de l’anorexie mentale : il s’agit d’une psychopathologie procédant d’une angoisse de mort profonde.

Rien ne dure, rien ne demeure égal à soi : le changement est perçu, par l’anorexique, comme une altération qualitative, et, en somme, comme une perte irréversible. Le sujet qui devient anorexique est celui pour qui l’existence semble terminée dès la fin de l’enfance ; il en éprouve une nostalgie douloureuse – quoique confusément ressentie – alors qu’il n’a pas quinze ans. Le paradoxe est que la perte de poids est la tentative de remédier à cette ontologie de la perte, à cette conscience sourde que tout ce qui est tend vers le non-être. En ce sens, le sujet anorexique est philosophe et, l’on peut dire, platonicien : dans l’évanescence et la variabilité des choses empiriques, il recherche la permanence, les formes intelligibles et l’identité à soi. Annabelle, la jeune fille anorexique du roman, « ressemble chaque jour davantage à une archéologue, qui fouille à la recherche d’une terre magnifique et oubliée », une terre promise où rien ne disparaît jamais :

« Privée de tout repère, elle se cramponne désespérément au vide et en arrière, quand tout pourtant a déjà disparu. »

L’anorexique cherche à « vivre plus sûrement dans un univers où tout tangue comme sur le pont d’un bateau ». Légère suggère très implicitement l’idée que la conscience de la perte – la perte passée et, par conséquent, la nécessité de la perte à venir –, trouve notamment son origine dans le fait, pour l’enfant, d’avoir été le témoin passif d’une séparation parentale, puis dans la disparition relative d’un père qui ne le « voit » plus, au double sens de l’absence et de l’aveuglement ou indifférence :

« Non, il ne voit rien probablement […] pourquoi se mettrait-il à dos une fille qu’il ne voit que le dimanche ? »

Dans l’esprit de l’enfant, se noue solidement la croyance que « l’amour et l’abandon, c’est exactement pareil » : être aimé, c’est s’exposer à être abandonné. Face à la séparation, que l’enfant ne peut vivre qu’impuissamment, l’anorexie mentale est l’espoir de « maîtriser enfin ce qui arrive ». C’est aussi, face à la cécité des adultes, le moyen de redevenir visible, et d’ainsi, peut-être, retrouver le statut d’enfant dont on s’occupe au lieu de le laisser tomber :

« Comment désapprendre ce qui vous tient debout ? […] Maigre, elle existe et son identité a cette valeur : un malheur qui surpasse tous les malheurs du monde. Sans ça elle n’existe plus, sans ça on ne la voit plus. »

Violette, la mère d’Annabelle, dans le livre, « s’attendait à devoir gérer d’autres désirs chez sa fille quittant l’enfance […] expliquer que le sexe est un désir raisonnable si on fait attention, pas l’expliquer pour la nourriture. Ça, normalement c’est l’affaire des enfants de trois ans, non ? ». L’anorexie mentale est une régression, paradoxale certes puisqu’elle prend la forme d’une révolte et d’un désir d’émancipation – il s’agit pour le sujet de s’affranchir, au bas mot, du monde et des lois de la nature –, mais une régression tout de même vers une position profondément infantile, l’enfance étant associée à un moment de l’existence où rien n’était encore perdu.

Le vide anorexique couve un immense désir

La clef de la guérison réside dans la lucidité même du sujet anorexique, dont il ne se départit jamais : il n’y a pas d’ailleurs ; il n’y a pas d’immortalité. Dans la position dogmatique qui est fondamentalement celle du sujet malade – le sujet anorexique sait au lieu d’errer –, apparaît progressivement un doute salutaire : la quête n’est-elle pas complètement délirante, illusoire ? Annabelle se sent peu à peu

« […] bernée par le mensonge, par une quête à deux balles, une quête qui veut sa peau, une connerie d’odyssée vers un monde qui n’existe pas ! »

La « terre promise », « c’est ça oui, ça n’est rien d’autre que l’immense territoire de la fragilité ». Qu’est-ce que guérir, alors ? C’est apprendre, mais surtout accepter, qu’il n’existe pas de lieu réellement désirable où l’on puisse être invulnérable – cette même « invulnérabilité » dont Winnicott écrit au sujet des enfants autistes qu’ils l’ont atteinte, au prix néanmoins de la souffrance de leur entourage et d’une dissociation constante avec eux-mêmes (Winnicott, L’enfant, la psyché et le corps, huitième partie, XXVI). L’anorexique guérie est celle qui préfère à l’invulnérabilité autistique, et à la maîtrise, le désir, la faim immense de la vie par laquelle elle ne cesse jamais d’être mue : « Lâcher le tenir est une promesse de souffle infini qui l’attire comme le désir, […] mais il demande un peu de courage. »

Marie Claes l’écrit magnifiquement, le vide anorexique « brûle d’un désir de la puissance du soleil ».

  • Légère, Marie Claes, Éditions Autrement, 2022.