Poursuivant la dissection des emballements théoriques contemporains initiée dans La Philosophie devenue folle, Jean-François Braunstein signe avec La Religion woke un essai concis et précis – publié, lui aussi, chez Grasset.

A la manière de son ouvrage précédent, ce spécialiste de philosophie et d’histoire des sciences nous offre avant tout une description et une généalogie claires et documentées d’un mouvement qui, s’il déchaîne les passions, ne semble guère passionner les intelligences. Mais il présente aussi et surtout d’intéressantes hypothèses quant aux causes de son apparition, ainsi qu’un diagnostic concernant sa nature : il s’agirait d’une religion.

Cette religiosité du phénomène woke lui apparaît en effet comme la seule manière d’expliquer un paradoxe frappant : les dites « études » wokes débordent d’absurdités en tout genre – absurdités auxquelles la majeure partie du livre est consacrée – alors qu’elles sont nées dans les universités, c’est-à-dire dans les institutions censées défendre le savoir des diktats politiques et religieux.

Le wokisme, nouvelle religion des Elus

Rappelant le credo quia absurdum (« je crois parce que c’est absurde ») attribué au Père de l’Eglise Tertullien, Jean-François Braunstein estime que c’est précisément la contradiction radicale entre la réalité et les idées wokes qui rend si attirantes ces dernières. Défendre posément les règles du débat contradictoire, se contraindre à la lente érudition, apposer en silence sa petite pierre à un gros édifice : au-delà même de ses vicissitudes matérielles, la vocation universitaire classique est en effet un peu terne, surtout à l’heure de sa massification. En revanche, nier l’existence des sexes, voilà qui ne manque pas de sel : « cette radicalité enthousiasme universitaires et étudiants, qui ont le sentiment d’avoir découvert une vérité supérieure, inaccessible à l’homme du commun. A l’attrait pour les propositions paradoxales s’ajoute le sentiment de faire partie d’un groupe d’ ‘‘élus’’ qui sont appelés à reconstruire le monde conformément à la nouvelle doctrine. Avec le wokisme, nous avons ainsi proprement affaire à une nouvelle religion. De ce point de vue, notre étonnement rappelle le désarroi qu’avaient éprouvé les derniers philosophes païens face à la montée de la religion chrétienne. »

L’auteur insiste d’ailleurs sur la généalogie protestante du mouvement woke, dont le nom même rappelle les « grands réveils » qui émaillent l’histoire du protestantisme aux États-Unis – protestantisme dont l’effondrement a précédé l’émergence du wokisme qui en serait ainsi le remplaçant et, par bien des aspects, le continuateur. A ce titre, Jean-François Braunstein évoque notamment la place que prend chez les wokes l’autoflagellation ou la confession publique, leur passion des martyrs (au premier rang desquels l’on trouve George Floyd) ainsi que la rhétorique de la conversion qui imprègne leur discours. Et de citer Joseph Bottum, le premier à avoir présenté cette hypothèse généalogique : « les enfants modèles post-protestants ne se sont pas compris comme la classe d’élite de l’Amérique mais comme la classe des élus de la nation : un groupe d’Américains répondant aux pressions spirituelles de l’époque aussi sûrement que leurs ancêtres pleinement protestants l’ont fait. »

Cette nouvelle religion par laquelle la classe dominante se distingue et entend non seulement diriger, mais rééduquer les masses insuffisamment éclairées est, d’après l’auteur particulièrement nocive car, nous l’avons dit, elle est née dans les universités – qu’elle a donc, les premières, conquises. Evénement dont il ne faut pas sous-estimer l’exceptionnalité : « c’est la première fois que nos universités, censées être scientifiques et laïques, donnent naissance à un mouvement religieux. Les universités médiévales enseignaient certes un contenu religieux mais ce n’étaient pas elles qui étaient à l’origine de la religion chrétienne. »

De Doctrina Wokista

Après l’introduction et le premier chapitre consacrés aux origines socio-historiques de la religion woke, l’auteur examine son corpus dogmatique organisé en une nouvelle Trinité : théorie du genre – qu’il voit comme le « cœur » de cette religion –, théorie critique de la race, et « épistémologies du point de vue ».

A chacun de ces volets correspond un chapitre qui en présente les origines intellectuelles, les grandes idées, mais aussi les matérialisations dans la vie quotidienne – et notamment dans le droit. Le texte est précis sans se perdre dans trop de détails et, même s’il faut parfois être bien assis au vu des propos cités et des faits rapportés, la lecture est aisée.

Reprenant largement celui qui y est consacré dans La philosophie devenue folle, le chapitre sur la théorie du genre en rappelle les origines peu reluisantes (lira qui voudra), et nous en apprend les derniers développements – en Grande-Bretagne, il est ainsi possible, pour des violeurs condamnés, d’être incarcérés dans les prisons pour femmes s’ils ont pu faire reconnaître leur changement de genre par l’administration : et nul besoin pour cela d’avoir subi la moindre opération.

Le chapitre consacré à la théorie critique de la race revient pour sa part utilement sur la généalogie du concept d’intersectionnalité – concept qui permet un chapitre un tant soit peu stimulant intellectuellement, car la théorie critique de la race est probablement le sommet de l’absurdité woke : apprenez en effet que, par exemple, rechercher l’exactitude en mathématiques est, d’après ses tenants, un truc de Blancs. L’examen des « épistémologies des points de vue » est sans doute le plus intéressant, en plus d’être – parce qu’il est ? – directement relié à la crainte majeure de l’auteur face au wokisme, à savoir la menace que fait peser ce dernier sur la possibilité même de l’activité scientifique. En effet, après avoir rejeté l’universalité de la science au motif qu’il s’agirait d’une idée exclusivement occidentale, les wokistes mettent pour leur part en avant la standpoint epistemology (« épistémologie du point de vue »), théorisée par la philosophe Sandra Harding : il n’y aurait pas de vérité objective, seulement des points de vue – y compris dans les sciences « dures ».

Plus encore : dans une reprise manichéenne – et fautive – de la pensée de Michel Foucault, les wokistes font équivaloir strictement savoir et pouvoir. Ainsi, une nouvelle théorie (y compris en physique ou en mathématiques) s’imposerait dans le débat scientifique si et seulement si ses tenants sont socialement dominants : peu importe ses liens avec la vérité qui, de toute façon, n’existe pas. Et Sandra Harding de nommer « objectivité forte » cette proclamation de l’impossibilité de dépasser les subjectivités… Dans ce cadre, le savoir n’étant que le pouvoir, le but de l’enseignement n’est plus de transmettre le vrai, mais de relayer également les points de vue, y compris – et même surtout – ceux qui, jusque-là, étaient invisibilisés. Aussi la Nouvelle-Zélande a-t-elle décidé d’enseigner la cosmogonie maorie non pas au même titre que la mythologie grecque ou qu’une des religions abrahamiques, mais en parallèle de la science dite « occidentale » : puisque seule compte l’égalité sociale entre les différents points de vue, le créationnisme maori a droit à la même place que l’évolutionnisme darwinien.

Une généalogie de la morale woke

Le tableau dressé en conclusion n’est pas très alléchant, surtout en ce qui concerne l’avancée de la religion woke à l’université, mais aussi dans les écoles ou les productions culturelles destinées aux enfants – chez Disney, pour le dire clairement. L’auteur montre toutefois que cette religion est avant tout forte de la faiblesse des oppositions qu’elle rencontre la plupart du temps – faiblesse qui n’est toutefois pas sans rapport avec les conséquences sociales de la critique du wokisme. Mais, la religion woke se répandant, elle sort du petit monde élitaire et déconnecté qui l’a vue naître : et, comme l’avait déjà relevé Orwell, les « gens ordinaires », ceux qui travaillent au contact du monde sans la médiation des mots – et, de nos jours, des ordinateurs –, semblent on ne peut plus rétifs aux constructions intellectuelles élaborées entre les murs protégés des facultés.

Si cet ouvrage est en réelle continuité avec la Philosophie devenue folle, il n’a pas les mêmes qualités : l’on y apprend moins sur la pensée dont il est question – mais sans doute l’auteur n’a-t-il pas été aidé dans sa tâche par la pauvreté intellectuelle du courant woke. Même si ce livre regorge d’informations intéressantes, sa valeur tient surtout dans les pistes d’explication qu’il propose : sa thèse d’une religion woke est convaincante et éclairante, et les différentes causes avancées au fil de l’ouvrage pour en expliquer la naissance sont à la fois stimulantes et originales. Pour une fois, ce n’est ni la faute de mai 68, ni celle de la French Theory : car si ce livre est critique, et sans doute conservateur – en plus d’être raciste, transphobe et tutti quanti aux yeux des wokistes –, il n’est pas une énième reprise des sempiternels débats entre gôche Libé et drouâte Cnews : rien que pour cela, il vaut la peine d’être lu.

Référence : BRAUNSTEIN, Jean-François, La Religion woke¸ Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 2022

Crédit photo : Jean-François Braunstein © JF PAGA