Remarqué avec son film punk Leto (2018) puis avec La Fièvre de Petrov (2021) ou récemment avec son spectacle Le Moine noir au festival d’Avignon en 2022, le réalisateur russe Kirill Serebrennikov retrace le destin tourmenté de la femme d’un génie musical. Un film hanté, superbement excessif.

Ils n’ont rien en commun si ce n’est peut-être une photographie. Avec La Femme de Tchaïkovski, Kirill Serebrennikovconsacre son nouveau film à un couple déchiré : Piotr Illitch Tchaïkovski et Antonina Millioukova. Cette dernière, incarnée avec une intensité poignante par l’actrice russe Alyona Mikhailva, est prise d’une passion folle pour le célèbre compositeur et le supplie de l’épouser. Dans l’outrance qui la caractérise d’emblée, elle annonce : ce sera le mariage ou le suicide. Si le musicien refuse d’abord et tente de la raisonner, il finit, à la grande surprise de tout le monde, par accepter – on comprend par la suite que ce choix calculé lui permet de cacher son homosexualité. À cette première union célébrée devant Dieu succède une désunion progressive, puis brutale. Tchaïkovski demande instamment le divorce, ce qu’Antonina refuse catégoriquement. Commence alors une longue attente, une errance dans laquelle Antonina perd tout et se vautre peu à peu dans l’humiliation, la pauvreté et la boue. Comme Milos Forman avant lui qui, dans Amadeus, mettait en scène la parole d’Antonio Salieri pour parler de Mozart, Serebrennikov examine le cas Tchaïkovski à travers le prisme de son épouse : pour parler du génie, faudrait-il l’aborder de biais ? Néanmoins, là où le réalisateur tchèque consacrait son récit au lustre de Mozart, Serebrennikov, lui, s’intéresse à l’ombre. Il éclaire d’une lumière nouvelle la vie chahutée et cabossée d’une épouse délaissée, une Médée dont la présence empoisonnerait peu à peu le génie – on dit que ce mariage serait à l’origine de la dépression de Tchaïkovski.

Comme dans La fièvre de Petrov, on peut attribuer cette folie au carcan oppressif dans lequel évolue l’héroïne. Dans le monde masculin qui est le sien – elle apparaît à de nombreuses reprises dans sa robe rouge perdue dans une mer d’hommes en costume noir et blanc – elle ne peut rester dans la lumière qu’en s’accrochant à celui qui la concentre. Aurait-elle voulu briller, elle aussi ? Elle suggère à plusieurs reprises son désir avorté de faire de la musique – elle n’en jouera finalement que pour une assemblée de jeunes filles et d’enfants. C’est d’ailleurs cette ambition qui la mène vers le compositeur vénéré. D’entrée de jeu, elle demande à sa tante de lui présenter le musicien dans l’espoir de se frayer un chemin vers le conservatoire. Ce à quoi il lui répond vertement : « Rentrer au conservatoire, pour quoi faire ? Mariez-vous plutôt ! » 

Comme dans ses œuvres précédentes, le réalisateur s’intéresse à ceux qui refusent de céder – à la petite police de la morale, à la raison, aux oukazes.

Dans une société aussi conformiste, elle ne peut se réaliser comme individu. L’hymen reste alors son seul moyen d’accomplissement ; le divorce auquel des brigades d’hommes tentent de la forcer risque de la mener à un déclassement aussi moral que social, ce qu’elle refuse obstinément – scellant par cela son destin. Plutôt choisir sa liberté et devenir fou que céder. En plantant son décor là où on ne l’attendait pas, dans la Russie du XIXe siècle, Serebrennikov raconte l’histoire d’un entêtement qui pousse celui qui résiste dans les abysses de la destruction et de la folie. Lespersonnages de Serebrennikov sont des irrécupérables, des marginaux, des dissidents, des êtres en résistance permanente qui poussent les frontières du réel, quitte à passer par-dessus bord. Se trahir et trahir les autres, oui. Mais trahir son désir, jamais. Comme dans ses œuvres précédentes, le réalisateur s’intéresse à ceux qui refusent de céder – à la petite police de la morale, à la raison, aux oukazes. Ils se vouent corps et âme à une cause, que cela soit le rock, un être ou un idéal. Chez Serebrennikov on ne concède rien, quand bien même cette obstination mène à la destruction des autres et de soi. 

Coup de théâtre !

Dans ce film – peut-être plus que dans les autres – on sent chez ce virtuose de la mise en scène qui ne se refuse rien l’influence du théâtre et particulièrement du théâtre filmé. On pense par exemple au metteur en scène français Julien Gosselin qui, avec Le Passé, adaptait plusieurs pièces russes de Léonid Andreïev. Les plans plastiquement léchés de Serebrennikov semblent ici construits sur un mode similaire qui soulignerait l’évolution du personnage dans des décors toujours très fournis. La caméra se concentre sur le visage de l’héroïne : c’est elle qu’on suit, c’est elle qui nous obsède. Et, comme au théâtre où la coupe n’existe pas, un changement d’éclairage suffit à suggérer le passage du temps: les journées ont beau passer, sa passion ne s’altère pas. Au contraire. 

Théâtre encore lorsqu’une ribambelle de danseurs s’invite dans le cerveau troublé de la captive amoureuse, ce qui n’est pas sans nous rappeler le Moine Noir à Avignon qui s’achevait dans une ronde de soutanes. Dans cette scène finale, les danseurs nus tournoient autour d’Antonina, qui se laisse porter et modeler par leur mains. Cette scène spectaculaire n’échappe pas à la grandiloquence car dans son grand travail de mise en scène, Serebrennikovpèche par moments par excès de zèle. Les signes avant coureurs du désastre se multiplient : une femme folle qui hurle sur Antonina qu’elle a été abandonnée, une alliance qui glisse mal sur le doigt lors de la cérémonie nuptiale, un dîner de mariage qui ressemble d’après les invités à un enterrement, une mouche qui traîne dans le cadre… On regrette parfois que les choses ne soient pas amenées avec plus de subtilité. 

Mais on ne change pas Serebrennikov, l’homme des excès. Ses tableaux alternent atmosphère putride et éclats de lumière. À la toute fin, Antonina se rêve photographiée aux côtés de son époux, entourée de leurs enfants déguisés en anges. Dans cette vision idyllique, Tchaïkovski tire littéralement la langue. Sentencieux, ce dernier prononce alors une phrase qui pourrait résumer à elle seule la vie empêchée d’Antonina : « Vous avez tant d’amour et personne à qui le donner ». 

La femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov avec Alyona Mikhailova, Odin Lund Biron, Filipp Avdeyev sortie le 15 février 2023.