De retour au CENTQUATRE-PARIS dans le cadre du Festival Les Singulier·es, le collectif Le Grand Cerf Bleu poursuit son exploration des frontières entre le réel et la fiction avec une adaptation de Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles du dramaturge catalan Joan Yago. Sur un plateau de télévision sans caméras, cinq femmes nous livrent avec force les récits de la construction de leurs identités considérées comme « hors normes ». Cinq témoignages qui forment cinq réalités, que la mise en scène du Grand Cerf Bleu utilise, avec beaucoup de sensibilité, pour faire tomber nos propres constructions.

Des identités émancipées

Une voix d’homme pose des questions, cinq femmes exceptionnelles lui répondent avec un calme et une assurance à toute épreuve. L’une après l’autre, Natalia, Susan, Roberta, Rose Mary et Glenna se présentent à nous avec une impressionnante certitude. Laureline Le Bris-Cep est Natalia, une mannequin, écrivaine et voyageuse astrale qui lutte contre la résignation en faisant de la perfection physique son objectif de vie. Anna Bougereau est Susan, une politicienne américaine qui promeut le port d’armes pour tous·tes, par amour de ses concitoyens. Juliette Prier est Roberta, une designeuse industrielle qui planche sur un projet scientifique transhumaniste visant à supprimer la mortalité. Elle est aussi Glenna, une fermière que l’addiction en partie salvatrice à l’argent colloïdal a rendue bleue. Étienne Jaumet, qui interprète en live la musique du spectacle, est également Rose Mary, une écolière de 6 ans née dans le corps d’un père de famille banquier.

Ces cinq femmes se font miroirs des dissonances et invraisemblances de nos propres identités.

Difficile de résumer ces cinq paroles tant elles sont riches et perspicaces. À première vue, ces cinq femmes représentent des sujets « qui font débat ». Pourtant, la cohérence et la construction de ces cinq discours nous interrogent subtilement sur nos propres identités, plutôt que sur les leurs. La finesse du texte de Joan Yago est de ne pas faire de ces femmes des archétypes dont on pourrait facilement se moquer : elles sont ce qu’elles nous disent être, en pleine et totale conscience d’elles-mêmes, sans représenter quoi que ce soit. Ces cinq femmes, fictives, vont étonnamment au-delà même de leur construction de personnages : elles se font miroirs des dissonances et invraisemblances de nos propres identités, nous qui sommes pourtant bien réel·les.

© Christophe Raynaud De Lage

Spectacularisation du discours

La mise en scène sensible du Grand Cerf Bleu, entre humour et émotion, permet à la parole de s’émanciper de sa propre mise en récit.

La question n’est pas de savoir si ces cinq femmes ont tort ou raison, mais de les écouter sans les interrompre. Et ça fonctionne : la mise en scène sensible du Grand Cerf Bleu, entre humour et émotion, permet à la parole de s’émanciper de sa propre mise en récit. Les témoignages de ces cinq femmes nous parviennent en ligne droite, sans détours, et trouvent sur la scène un écho qui amplifie sans déformer. C’est l’intime qui trouve son chemin jusqu’à nous, faisant naître un rare moment d’écoute et d’attention. Le témoignage se fait confidence, la complicité et le lien se créent avec le public.

Ce n’est pas la parole qui est remise en question, c’est sa mise en scène et sa spectacularisation médiatique.

Pourtant, le théâtre se rappelle toujours comme un lieu du « faux ». La mise en scène ne se prive pas de l’assumer, avec ses coulisses apparentes et ses déplacements de projecteurs à vue entre chaque entretien. Le théâtre se monte en train de se faire, mais ce n’est pas la parole qui est remise en question, c’est sa mise en scène et sa spectacularisation médiatique, auxquelles nous nous sommes habitué·es. On retrouve les codes de ces émissions de télévision où les témoignages sont souvent effacés, prétextes à des débats creux, ou au contraire emphasés vers un pathos embarrassant. C’est cette démesure qui fait office de norme et qui détourne toujours du seul sujet d’importance : le récit des hommes et des femmes avec lesquel·les on interagit.

Dans ces Brefs entretiens, les personnages qui gravitent autour de ces cinq femmes, et en première ligne cet étrange présentateur versatile interprété par Jean-Baptiste Tur, représentent cette paradoxale exagération, ce « trop » qui contraste intelligemment avec l’interprétation beaucoup plus mesurée et sincère des cinq femmes pourtant considérées comme hors du commun du fait de leurs choix de vie. Les étranges, les absurdes, les ridicules, ce sont ici celles et ceux qui refusent l’inhabituel, l’irrégulier, l’extraordinaire.

Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles est une parenthèse qui a l’intelligence de ne pas se refermer : on y met en pause tout jugement moral pour s’élever à une écoute et à une attention inédites. C’est un autre endroit qui se construit devant et avec nous, où les mots nous parviennent simplement et sensiblement, sans être dénués d’humour ou d’émotion. Ces cinq entretiens livrent des portraits de femmes effectivement exceptionnelles, dans leurs contrastes, leurs idéaux ou leurs certitudes, qu’on y adhère ou non. La question n’est pas de se demander si l’on « comprend » ou non ces parcours, mais d’essayer, un peu, de laisser de côté la voix critique qui se glisse toujours dans notre réception de l’altérité. Et on en ressort un peu changé·e.

  • Brefs entretiens avec des femmes exceptionnelles, texte de Joan Yago, mise en scène du Grand Cerf Bleu (direction artistique de Gabriel Tur), avec Anna Bouguereau, Étienne Jaumet, Laureline Le Bris-Cep, Juliette Prier et Jean-Baptiste Tur

Crédit photo : © Christophe Raynaud De Lage