Après J’étais à la maison mais…, Angela Schanelec applique son esthétique austère au mythe d’Œdipe, une entreprise tout juste récompensée par le prix du scénario de la Berlinale. Cette réécriture, à force de jouer de brouillard et d’opacité, laisse la tragédie s’élimer. 

Œdipe a recommencé. Une fois encore, il a tué son père et épousé sa mère. La version d’Angela Schanelec ne fait pas exception et reprend le canevas antique jusqu’à placer son histoire dans les paysages de roches et de montagnes qui ont vu naître le mythe. Mais cet Œdipe-là, qui porte le nom de Jon,traverse les frontières. C’est par une rupture géographique — les campagnes grecques sont remplacées par une ville allemande — qu’on abandonne le chemin tout tracé. Peut-être pour purger ses malheurs, Jon-Œdipe devient chanteur et refait sa vie. C’est en tout cas ce que le synopsis présente du film. En réalité, il est difficile d’y voir aussi clair. Music se présente plutôt comme une errance sans horizon, jouant d’omissions et de coupes temporelles : dans ce brouillard persistant, on peine à identifier une histoire. L’Ours d’argent du meilleur scénario, qui vient d’être attribué à cet anti-scénario par le jury de la Berlinale, semble alors bien mal porter son nom. 

Angela Schanelec a beau limer les liens logiques, soustraire à nos yeux les chevilles du récit, tenter de brouiller les repères, nous savons.

Affronter le mythe

Depuis ces dernières décennies, Angela Schanelec se fait connaître par sa manière de revisiter les structures et les attendus scénaristiques habituels. Comprendre : ses films se déroulent bien souvent dans un temps sans action, dans un monde sans finalité apparente. Music ne fait pas exception, et présente tous les procédés désormais identifiables de la réalisatrice : ellipses temporelles et géographiques, acteurs au jeu impavide et à la beauté froide, exploration du silence. Comment, dans cette esthétique, faire vivre le mythe d’Œdipe ? La question est d’importance, et semble avoir posé problème. Music se voulait un récit mystérieux, sorte d’objet insondable, mais peut-il seulement l’être en reprenant une histoire déjà contée tant de fois ? Angela Schanelec a beau limer les liens logiques, soustraire à nos yeux les chevilles du récit, tenter de brouiller les repères, nous savons. Et nous savons d’autant plus que la réalisatrice mine tout espoir de surprise en étouffant dans l’œuf un thème qui aurait fait respirer l’œuvre : l’inceste paternel, le père attiré par le fils. Dès lors, tout se déroule comme il se doit, et ce n’est pas la deuxième partie, où Œdipe devient au fond Orphée, qui vient sauver le spectateur d’un récit qu’il connaît déjà. Le temps a déjà trop passé pour que nous comprenions vraiment ce dont il s’agit et pourquoi Jon se retrouve à chanter en Allemagne – et peut-être nous n’en percevons pas l’intérêt. En effet, l’œuvre peine à véritablement aborder ses thèmes. La musique devrait en être un, si l’on se fie au titre. Pourtant, elle n’apparaît que dans des moments épars qu’elle ne magnifie d’ailleurs pas toujours, et rien ne la détache réellement du reste. Ce que Jon trouve dans la musique, l’aspect thérapeutique que le synopsis indiquait, demeure ainsi quasi invisible. 

Le film n’est pas à proprement parler une réécriture : il explore, scénaristiquement, très peu le récit d’origine. Après tout, pourquoi pas ?  Le  long-métrage est esthétiquement intéressant, avec ses grands plans froids, souvent géométriques. La déconstruction de l’histoire pourrait également être un beau geste. Mais voilà, Music perd peu à peu les thèmes qui font l’intérêt du mythe dont il s’inspire. L’inceste est ici tout à fait absent, non pas tant car Jon n’en est jamais averti que parce que son interprète et l’actrice qui joue Iro (Jocaste) partagent la même jeunesse. Plus qu’une mère et son fils, nous voyons deux jeunes gens, tous deux blonds, certes, qui pourraient tout aussi bien être amants qu’amis. Où donc est passé le tragique ? 

Évoluant dans un monde désincarné, nous peinons, comme Jon, à en trouver le sens.

Couloirs froids

Music est une œuvre difficile à apprécier, de celles dont on ne peut jouir simplement ; le long-métrage semble exiger davantage du spectateur. Sans doute Angela Schanelec tente-t-elle de s’adresser à nous sur un plan plus conceptuel. La direction des acteurs va dans ce sens : les personnages ressemblent à des statues, aux profils figés, et n’autorisent pas le spectateur à s’approcher plus près, comme pour cultiver un effet de distanciation rarement fissuré tout au long du film. La caméra prend également ses distances : infidèle, elle ne s’attache pas particulièrement à Jon ou à Iro mais s’arrête longuement sur des visages ou des corps inconnus, qui occupent l’écran quelques minutes puis disparaissent, sans que nous percevions leur importance. La réalisation penche vers une théâtralité qu’elle maîtrise d’ailleurs parfaitement. Plans cadrés sur des pieds ou des mains pour désigner le mouvement de tout un corps, bancs de figurants figés dans une posture neutre, Angela Schanelec ne filme pas des corps naturels. Il y a à cet égard un certain hommage au théâtre antique, en recréant masques et poses. Cependant, l’ensemble peine à nous faire éprouver des émotions semblables. Évoluant dans un monde désincarné, nous peinons, comme Jon, à en trouver le sens. Sauf que, contrairement à Jon, ce monde ne nous est pas seulement incompréhensible mais également étranger et hermétique. Nous ne savons pas qui sont ces personnages qui traversent l’histoire, ou, au contraire, nous savons trop qui ils sont et ce qui, inévitablement, va arriver. À force d’être tenus à distance par le jeu des acteurs et par le recul savant de la caméra, les quelques scènes d’émotions font presque rire, tant elles sont rendues ridicules par le marbre grave du reste de l’œuvre. Le sentiment n’a plus sa place et ne reste de la tragédie qu’un aspect mécanique. Alors, le film se termine sans que rien n’ait vraiment commencé, si ce n’est une réflexion sur le destin, un questionnement sur l’omission, et de très belles images. C’est finalement dans un silence assourdissant que nous quittons la salle. 

Music, un film de Angela Schanelec, avec Aliocha Schneider, Agathe Bonitzer, en salles le 8 mars.