Il avait disparu et on l’a à peine retrouvé. Le cinéma muet italien, l’un des plus prolifiques du début du XXe siècle, a été successivement oublié, perdu puis détruit. Italia, le feu, la cendre, documentaire de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, entend lui redonner son lustre, et surtout, lui permettre d’être vu et aimé. 

Tout est-il cinéma ? Ici, la question trouve rapidement sa réponse. Film de cinéma sur le cinéma, Italia, le feu, la cendre, n’a qu’une obsession et n’en déviera pas. À l’écran, une succession d’archives — bleues, noires et blanches, roses — de films muets italiens, avec leurs divas, leurs décors et leurs défauts de pellicule. En voix-off, des textes écrits par des contemporains, qui théorisent ce cinéma ou le racontent : Fanny Ardant prête notamment son timbre à Luigi Pirandello, Federico Fellini, Salvador Dalí. Nous entamons alors un voyage chronologique,  allant des premières images, en 1896, jusqu’aux derniers silences, déjà rattrapés par la sonorisation, en 1930. Entre ces deux dates, le documentaire fait revivre tout un monde avec ses codes et ses étrangetés, en parcourant une vaste étendue, entre péplums et images de voyage, films de propagande et captures de la vie quotidienne. Un travail minutieux, fruit de longues recherches, pour permettre au public d’accéder, par bribes, à un trésor naufragé. 

S’immiscer

Ceci n’est pas un documentaire — ou plutôt, ceci n’est pas un documentaire qui prend ses distances. Pour les réalisateurs, il ne s’agit pas de jeter un regard résolument rétrospectif sur la période, de nous nourrir de sigles, de faits et de chiffres. Cette connaissance étendue, pourtant, sous-tend l’œuvre à chaque instant, mais elle est mise en sourdine face aux images : ce sont elles qui parlent. Si nous en savons davantage sur le cinéma muet italien, c’est parce qu’il est là, sous nos yeux. Et nous le voyons, avec ses actrices d’une folie jouissive, filmées de près, les bras écartés et les postures sensibles à l’extrême ; nous regardons ses foules compactes de figurants ou de passants qui ne forment qu’une unique impulsion ; nous observons cette recherche constante du mouvement et de la chair. Quelques éléments de contexte — l’utilisation du cinéma comme propagande, la différence déjà naissante entre la fiction et la prise de vue documentaire — sont rapidement évoqués au début, puis nous finissons par oublier la nature des films.Sans introduction ou presque, Céline Gailleurd et Olivier Bohler nous livrent aux bandes de pellicules. Le spectateur est invité à avoir son propre regard, à approcher les œuvres sans en connaître d’avance les secrets. C’est bien souvent ensuite, après avoir laissé le temps de se perdre, d’appréhender la chair, les flammes à l’écran, que les réalisateurs glissent quelques informations, sous la forme de poésies-intertitres. Ces quelques lignes blanches sur fond noir, plus inventives que descriptives, intriguent au premier abord. Elles posent des mots espacés sur les images vues : des noms, des volontés ou des bribes d’émotions. Leur ton, parfois très intime, fait presque naître une concurrence entre notre regard et celui des auteurs : cherche-t-on à penser à ma place, veut-on me dire quoi penser ? Puis, lentement, nous comprenons ces petites phrases glissées silencieusement comme elles sont censées l’être : des paroles d’amis ou de confidentsquinous invitent à un voyage sensoriel. Ajoutés bout à bout, les extraits finissent par s’assembler sans que leur particularité ne s’effaceentièrement : les titres, dans leur graphisme d’origine, apparaissent pour certains d’entre eux, les singularisant encore davantage. Mais cette succession d’images relève pourtant d’un geste de fusion. Comédies au format vaudeville, réécritures shakespeariennes, grands péplums avec foule, port paisible de Naples, colorisés en rouge, bleu, vert, tout finit par se répondre dans un étrange ballet. Il suffit de s’y laisser porter.

Une question affleure : que deviendront nos films ? Seront-ils encore là, accessibles, ou disparaîtront-ils comme tant d’autres ?

Cinéma sur cinéma 

Voyage aux dimensions oniriques — il faut remercier ici les réalisateurs italiens pour la beauté de leurs plans — Italia, le feu, la cendre n’oublie pas de poser un regard sur le cinéma. Les textes lus par Fanny Ardant, écrits par les témoins de l’époque, y jouent pour beaucoup. Leurs auteurs ne sont pas toujours nommés mais ils sont écrivains, journalistes, réalisateurs : ils évoquent des souvenirs, théorisent, tentent d’approcher cette nouvelle invention. La critique acerbe de Luigi Pirandello, y voyant une désagréable distance de l’acteur vis-à-vis de lui-même, illumine les plans sur lesquels elle est apposée : un sénateur romain apparaît d’un coup absurde, avec son corps qui ne fait aucun bruit, ni soupir ni friction. Mais la réflexion va au-delà du cinéma muet et de son possible aspect mécanique. Une question affleure : que deviendront nos films ? Seront-ils encore là, accessibles, ou disparaîtront-ils comme tant d’autres ? À l’heure où une partie des œuvres cinématographiques ne sont plus conservées que numériquement – quand elles le sont – la question se pose avec un léger vertige. Les cinémathèques tentent de sauver les films du naufrage annoncé, sautant de format numérique en format numérique, mais ceux-ci périment vite et les films ne font que s’accumuler. Un lourd écran noir pourrait bien recouvrir notre époque, tout comme il a recouvert le cinéma muet.

Céline Gailleurd et Olivier Bohler ont cherché à apparaître le moins possible entre les images. Il y a les intertitres, bien sûr, la musique, le choix des extraits et parfois leur ralentissement, mais au fond, les réalisateurs s’effacent. Ont-ils véritablement le désir de faire un film sur le cinéma muet italien ? Sur bien des aspects, non. Leur projet, assumé et réussi, est de faire connaître ce cinéma, et même plus : de le faire voir. D’exposer ces bobines il y a peu perdues, de leur redonner un public, une vie, un éclat — en un mot, de les faire renaître de leurs cendres.

Italia, le feu, la cendre, un film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, en salles le 15 mars.