Après le féminisme (Mon Olympe, 2015) et la collapsologie (Yourte, 2018), la Cie des Mille Printemps continue son exploration des sujets de société en s’attaquant à un tabou assez profond : la question de l’âgisme. Situant son action dans un EHPAD menacé d’un déménagement imminent, la pièce nous interpelle sur de multiples points : la relégation de nos aînées, le vivre-ensemble, la mort sociale, la tyrannie de la beauté. Une proposition dynamique et tendre sur un sujet bien trop rare au théâtre…

Affronter l’EHPAD

On les connaît, ces salles d’attente et de réunion qui enlaidissent tout.

Oui, Biques est un spectacle sur les EHPAD. C’est par ce biais que les Mille Printemps ont décidé d’attaquer leur sujet, dans ce lieu si tristement connoté, qui concentre à la fois la honte des enfants et  l’agacement des parents ne plus pouvoir s’occuper de soi. Un endroit riche digne d’un traitement « sérieux », non parodique, et qui mérite qu’on l’envisage sous tous ses différents aspects, légers comme graves. La quotidienneté et le réalisme du texte de Gabrielle Chalmont-Cavache et Marie-Pierre Nalbandian m’ont fait un peu peur au début : va-t-on vraiment me parler de factures non remplies, de mot de passe oublié, de cafetière en panne et de réunions d’équipe ? Mention spéciale pour la scénographie de Lise Mazeaud, on soutient d’emblée le personnage d’Aïcha, dévorée de culpabilité à l’idée d’enfermer sa mère dans ce simulacre d’hôpital, avec un mobilier en plastique orange et des petites télés déprimantes. On les connaît, ces salles d’attente et de réunion qui enlaidissent tout. Mais c’est sans compter sur une énergique bande de soignantes de tous âges, de la stagiaire de 20 ans à la fraîchement retraitée, qui vont faire tomber peu à peu nos réticences de public peu enclin à plonger dans cette froideur d’hôpital.

Des femmes qui soignent

On parle ici de rester sur cette ligne de crête fine entre le soin médical et la vie en collectivité, mi-hôpital mi-coloc.

Quelque chose se débloque quand Stéphanie, la nouvelle directrice, se met à exploser sous le coup du stress. Le maire veut déménager de force l’EHPAD loin du centre, dans un coin « vert » mais isolé des transports, où les résidentes ne pourront plus sortir par elles-mêmes se promener en ville et où les proches iront moins leur rendre visite. Rien de tel qu’une bonne crise de nerfs pour rentrer dans le vif du sujet et faire tomber les masques : de quoi parle-t-on vraiment ici ? En réalité, de beaucoup de choses : de faire de ces endroits des lieux de vie agréables, de ne pas être reléguées et cachées au fin fond de la banlieue comme la honte de la société, de rester sur cette ligne de crête fine entre le soin médical et la vie en collectivité, mi-hôpital mi-coloc, avec son lot d’activités crêpes, yoga ou revue de presse. Et aussi, en filigrane, de faire respecter ce genre de lieu et de travail où officient surtout les femmes, et qui sont pour cela tenus pour portion congrue par le maire.

Toutes ces questions du soin sont encore cantonnées au grand spectre du care féminin.

Car c’est bien là le problème principal qui nous a saisies, mes amies et moi, après le spectacle : il n’y a que des femmes sur scène, il n’y a (presque) que des femmes dans la salle. Toutes ces questions du soin semblent encore majoritairement cantonnées au grand spectre du care féminin, qui va de l’assistance médicale à toute la déclinaison de petits gestes, mots, attitudes qui englobent le fait de prendre soin : écouter les histoires de celles qui parlent lentement, valoriser leurs progrès même quand ils paraissent dérisoires, inventer toujours de nouvelles manières de s’adapter et surtout, surtout, traiter nos aînées comme on traiterait ses copines, sans les ménager plus qu’il n’est nécessaire, avec un joyeux rentre-dedans. « Vous êtes des saintes, toutes », s’étonne Aïcha en découvrant l’équipe de l’EHPAD, et on n’est pas loin de penser la même chose.

(c) Simon Gosselin

Sororité

C’est la solidarité intergénérationnelle qui m’a semblé constituer le véritable sujet de la pièce.

Le sujet principal est l’âgisme, bien sûr, et ça fait un bien fou de voir sur scène neuf comédiennes d’âges et de corps si différents, qui au fur et à mesure de la pièce deviennent de plus en plus belles, et drôles, et fortes. C’est si réjouissant de voir de vieilles dames indignes qui veulent faire la révolution ! Mais plus que l’âgisme, c’est en réalité la solidarité intergénérationnelle qui m’a semblé constituer le véritable sujet de la pièce, dans ce lieu où les femmes sont reines, et où l’on partage les tracas des histoires d’amour et leur déclinaison à 20, 30, 50 et 70 ans. D’autres thèmes, mine de rien, se tissent au nœud principal : la crise de la cinquantaine des hommes qui partent avec des jeunettes, les jeunettes en question à qui on n’a toujours présenté comme désirable que le modèle du sugar daddy, commencer une romance lesbienne à cinquante ans une fois les enfants partis, assumer son âge, avoir le droit à la séduction… Tout le spectre infini de ce que signifie être une femme – et une sacrée femme : peu importe leur âge, ces filles-là ont en commun l’envie de ne pas se faire écraser, même avec un déambulateur.

Quelque chose comme un charme se dégage progressivement.

Sous couvert d’un texte très concret, sans effet de poésie, quelque chose comme un charme se dégage progressivement. C’est assez inexplicable, et pourtant j’avais eu le même sentiment devant Yourte, la précédente création des Mille Printemps découverte en 2019 au festival d’Avignon. Au-delà de l’aspect quotidien du traitement du sujet, de quelques inégalités dans le jeu des comédiennes, de certaines maladresses, les Mille Printemps finissent pour nous conquérir le cœur. Il y a une telle générosité dans cette belle troupe de femmes, un tel engagement pour ces sujets, que malgré la perpétuation de certains clichés, le propos finit toujours par prendre un tour inattendu, bien plus subtil qu’on ne le croit. Et l’émotion nous prend, brute et imprévue, au détour d’une scène. Un beau spectacle sincère et fort.

  • Biques, Cie des Mille Printemps, mise en scène de Gabrielle Chalmont-Cavache, texte de Gabrielle Chalmont-Cavache et Marie-Pierre Nalbandian, à voir jusqu’au 24 mars au Théâtre 13 – Glacière (Paris).
  • Tournée : le 4 avril à La Ferme Corsange, Bailly-Romainvilliers (77), le 7 avril à L’Atalante, Mitry-Mory (77), le 10 juin au Festival Le Bruit des Printemps, Montlieu-La-Garde (17)

Crédit photo : (c) Simon Gosselin