Ovidie, réalisatrice, journaliste, écrivaine a le seum, et le fait savoir.  La Chair est triste hélas  (Julliard, 2023) paraît dans la collection « Fauteuse de trouble » de Vanessa Springora, elle-même autrice du désormais célèbre « Consentement ». Objectif atteint.

Et voilà que surgit, dans la langueur littéraire du mois de mars, un cri de colère contre les hommes. Qui a dit : « Encore un ? » Non, ne commençons pas et d’ailleurs, refusons d’emblée, « en tant qu’homme », de tomber dans le piège trop facile du « not all men » auquel se sont laissé prendre les premiers contradicteurs mâles du livre, d’autant plus virulents qu’ils ne l’ont sans doute pas lu, d’après Ovidie elle-même, bien que dorénavant, comme j’ai pu en faire l’expérience maintes fois, critiquer le texte d’une femme quand on est un homme, c’est déjà être un peu, quelque part, misogyne.

Je suis les hommes

Non, je parlerai bien ici au nom de tous les hommes du monde, chinois, ouzbeks ou péruviens, guatémaltèques ou sri-lankais, puisqu’il semble communément admis désormais, sans la moindre discussion contradictoire possible, que ce monde se réduirait à un gigantesque Boys Club où, d’un simple coup d’œil, nous, bro’ unis de tous les pays, nous reconnaîtrions comme les membres d’une frat house universelle ayant pour seul et unique but de mal baiser les femmes afin qu’elles en soient malheureuses et que, fièrement, nous allions boire des bières entre couilles pour fêter notre médiocrité collective en se tapant dans les mains, faisant comme si l’ultra-concurrence masculine en matière de compétition sexuelle n’avait jamais existé.

Je n’aurais eu aucun problème à prendre sur mes frêles épaules en phase de déconstruction toute la rustrerie masculine, que j’exècre d’ailleurs à tel point que j’ai moi-même passé ma vie à m’entourer de femmes plutôt que de « bitards », seulement, en lisant scrupuleusement le texte d’Ovidie, j’en ai tiré des enseignements qui m’ont laissé un poil plus dubitatif que je n’aurais dû.

Uppercuts et mauvais coups

Car on aurait beau chercher, quel homme se satisfait sincèrement d’une femme qui « simule », qui suce « mécaniquement » « en rédigeant une liste de course dans  [s]a tête », sûre de son talent (malheureuse, si tu savais…)  ?

D’abord, il m’a paru assez clair qu’Ovidie baise mal. Oh, je ne lui en fais absolument pas le reproche : je baise mal aussi. Tout le monde baise mal. Parce qu’en réalité, ce que mes modestes années de vie sexuelle m’ont appris, c’est que le « bon coup » n’existe pas. Qu’on est le bon coup de quelqu’un et le mauvais de quelqu’un d’autre. Qu’on peut être un bon coup un jour, et un piètre coup le lendemain. Et aussi, surtout, que la sexualité est un éternel apprentissage (pour qui veut apprendre) et une zone d’incertitude perpétuelle.

Comment dissiper cette incertitude, alors ? Sans doute par deux choses : la sincérité et la communication, deux notions dont Ovidie et sa quinzaine de partenaires revendiqués semblent pour le moins dépourvus. Car on aurait beau chercher, quel homme, montrez-le moi s’il existe, se satisfait sincèrement d’une femme qui « simule », qui suce « mécaniquement » « en rédigeant une liste de course dans  [s]a tête », sûre de son talent (malheureuse, si tu savais…) parce que « évidemment, on sait le faire » ? Un chimpanzé saurait le faire » (non), qui « fait semblant », qui « fait croire », qui « joue la comédie », etc.?

Édifiant et désarmant aveu d’insincérité sexuelle qui, ajouté au fait que ni elle ni Bitard ne communiquent rien, jamais, copulant jusqu’à la nausée dans une froideur autistique (son mot, pas le mien) finit en réalité par déclencher à la longue, chez le lecteur moi-les-hommes du moins, davantage d’empathie que de colère, pour peu qu’on se donne la peine de prendre le livre pour ce qu’il est : « un exutoire », « une série d’uppercuts dans le vide, une gesticulation vaine, les babines retroussées d’un animal blessé qu’on n’ose aider à se relever ».

Est-ce que tu biaises ?

Évidemment, ne nous bornons pas à répliquer bêtement à Ovidie « En quoi tu baises mieux que tes mecs, au juste ? » puisqu’il s’agit avant tout de régler leur compte aux mal-baiseurs dans la première moitié du livre (notons ce retournement, déjà connu, de l’injure effectivement stupide de « Mal baisée » qui veut que, s’il y a une « mal baisée », c’est surtout qu’il y a un « mal baiseur ». Injure stupide, certes, mais peut-être pas pour les raisons qu’on croit, étant donné que dans le rapport idéal, l’homme n’est pas non plus censé accomplir sa besogne – quel mot affreux, dans ce contexte – dans l’attente de recevoir une note artistique et technique : il y a deux personnes qui baisent ensemble, donc une mauvaise baise implique deux mauvais baiseurs. D’ailleurs une question, assez étrange quand on y réfléchit, que pose Ovidie à un candidat-amant illustre bien cette configuration disymétrique : « Qu’est-ce que tu as à me proposer ? »).

Non, l’enjeu consiste à s’imprégner, in fine, du « discours de désespoir » d’une femme malheureuse et démunie face à son malheur, enfoncée jusqu’aux coudes dans un aveuglant biais d’autocomplaisance, qui veut que nous ayons une tendance naturelle à rejeter sur les autres les responsabilités de nos échecs, tout en nous attribuant les mérites de nos succès.

Il existe d’ailleurs depuis longtemps maintenant, « chez nous, les hommes », le pendant sociologique masculin d’Ovidie : les MGTOW (Men Going Their Own Way), soit des hommes qui font le choix conscient de se désintéresser des femmes après des expériences douloureuses ou décevantes, et de se désinvestir radicalement de l’institution du couple et du mariage, n’y trouvant plus leur compte (d’ailleurs, Stéphane Mallarmé de qui Ovidie tire son titre, n’était-il pas un peu leur précurseur à tous, quand il renvoyait femmes et littérature à leur vanité, dans son poème bien connu ?).

Ovidie est donc une « WGTOW », rien de très neuf en réalité, elle ne fait que s’inscrire dans un élan de sécession commencé par d’autres frustrés avant elle par nos relations hommes-femmes insatisfaisantes, ayant constaté comme elle que, oui, « le jeu n’en vaut pas la chandelle », et oui, « tout ça pour ça ».

Les histoires d’amour finissent mal

Bien loin de moi l’idée, pour ma part, de tracer une ligne de rupture entre moi-les-hommes et Ovidie, tout au contraire. Je la rejoins par exemple à 100% dans sa critique de ses hommes malveillants et/ou malhonnêtes (oups, me voilà désolidarisé de mes frères bitards, sorry bro’) qui s’acharnent à la renvoyer systématiquement à son passé d’actrice porno jusqu’à caviarder sa page Wikipedia, alors qu’elle tient à être reconnue comme documentariste (de qualité d’ailleurs), enseignante, etc.

(Enfin, quand je dis 100%, plutôt devrais-je dire 80 : puisque le stigmate de cette carrière de jeunesse est si gênante, pourquoi tenir à conserver le pseudonyme qui l’a fait connaître comme tel ? A quel esprit grossier viendrait-il l’idée, pour ne citer qu’elle, de renvoyer Catherine Ringer à sa brève carrière de TDS plutôt qu’au succès des Rita Mitsouko ?)

Non, disais-je, point de rupture puisqu’au contraire, la dernière partie du livre sauve le tout. Courage, frères bitards, persistez dans votre lecture et ne vous arrêtez pas aux attaques misandres non assumées (« Non je ne hais pas les hommes, la preuve : j’aime mon frère et mon meilleur ami », pour résumer à gros traits).

Des arbres à abattre

N’est-ce pas le capitalisme qui implémente dans quelque esprit étroit, perméable, spongieux, ce culte de la performance, cette politique du chiffre, ce besoin de possession, cette supériorité du paraître sur l’être, cette absence d’attention à l’autre ?

En définitive, ce que nous dit Ovidie, et il faut lui accorder ce crédit comme il doit être accordé à quiconque prend la parole sur ces sujets à propos desquels les contributions masculines sont pour l’instant d’une pauvreté peu reluisante, c’est qu’elle en a ras-le-bol de quelque chose, et, en vérité, nous aussi. Nous tous, en avons plein le cul. Seulement, nous tous n’avons pas le même arbre à abattre. Pour Ovidie, bon, ce sont les hommes hétéros. Et en la matière, il y aurait sans doute effectivement de quoi déboiser à la tronçonneuse ; seulement, à aucun moment sur les 152 pages que compte le livre, n’apparaît le mot qui fâche, celui de Capitalisme (et par pitié, qu’on m’épargne le « patriarcapitalisme », je vous vois).

Or, sans chercher à défausser quiconque du rôle nocif que chacun joue à son échelle, et sans vouloir non plus détourner le livre de son programme, n’est-ce pas lui, le grand méchant loup de notre affaire ? N’est-ce pas lui qui sape les fondements de nos relations pour faire de nous (et surtout de vous, incontestablement) de simples biens de consommation via la marchandisation des corps, des biens dont certains vont jusqu’à déterminer, par la violence, l’obsolescence programmée ? N’est-ce pas lui qui implémente dans quelque esprit étroit, perméable, spongieux, ce culte de la performance, cette politique du chiffre, ce besoin de possession, cette supériorité du paraître sur l’être, cette absence d’attention à l’autre ? N’est-ce pas ça, dans le fond, dont nous avons plein le cul. Toi comme moi.

Où sont « l’homme » ?

Car au bout du compte, nous en sommes à peu près tous là : lancés comme toi, Ovidie ma sœur qui s’ignore, dans une quête éperdue d’amour et d’affection.

Car que nous dis-tu, Ovidie, à la fin de ton livre : que ton rêve, ton grand rêve, au fond, n’est pas de « devenir lesbienne » (comme s’il était désormais acté, curieusement, que l’orientation sexuelle tenait du choix pur et simple, alors que la question n’a jamais été tranchée jusqu’à preuve du contraire, et non, un livre de Mona Cholet n’est pas une preuve scientifique), ce n’est pas non plus de te retirer faire du miel dans la sororité d’un couvent (puisque tu sembles oublier une donnée fondamentale qui sépare la réclusion monacale d’un simple camp de hippies : une bonne sœur est d’abord et avant tout au service de « Dieu-le-père-tout-puissant »), non, ton rêve revendiqué est une relation de couple, exclusive, avec un homme pépère, qui te foutrait la paix dans ton travail, t’écouterait lui raconter ta journée, et te donnerait de l’affection. Comme quoi, l’hétéronormativité semble être plus coriace que les plus coriaces d’entre nous.

Car au bout du compte, malgré les applis de rencontre, les coachs en séduction, les heures de muscu, les tutos « make up », les rencards glauques, les épilations au laser, les « pick me » et les « simp », les plans foireux, les lingeries fines, les tromperies et les mensonges, les ghosting et les blocages, les déconstructions de genre, les polyamours, les trouples et les trucs, nous en sommes à peu près tous là : lancés comme toi, Ovidie ma sœur qui s’ignore, dans une quête éperdue d’amour et d’affection.

  • Ovidie, La chair est triste hélas, Julliard, 2023.

Crédit photo : Ovidie, par Alban Hefti, 2023.

Maxime Desgranges