Au Théâtre de la Tempête, la colère est de saison. Anne-Laure Liégeois et sa compagnie Le Festin adaptent le roman d’Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, sur un sujet qui brûle aussi : la suppression de postes dans un abattoir de poulets du Finistère, et la colère des ouvriers qui s’ensuit.

Tonalité brechtienne

On nous montre comment transformer une foule déconnectée en assemblée démocratique

Dès les premières minutes, la pièce donne le ton. Nous arrivons au milieu d’un conflit : les ouvriers, furieux d’apprendre le « remaniement » de l’usine, ont séquestré dans leurs locaux le secrétaire d’État chargé de traiter leur dossier – violence de voir sa vie résumée à une pochette en plastique orange. Et petit à petit les masques tombent comme les charlottes et les tabliers : il est temps d’organiser la lutte, la vraie, la grande, celle qui concerne à la fois ces postes à l’usine mais aussi toute une éthique du travail et du respect de l’autre. Face aux caméras qui encerclent l’usine, aux CRS postés à l’extérieur, la petite troupe d’ouvriers de tous âges nous montre comment tout doucement, on transforme une foule déconnectée en assemblée démocratique, prête à inventer de nouveaux modes de vivre et travailler ensemble.

Anne-Laure Liégeois adapte ici un roman politique dense, et ne fait pas l’impasse sur la difficulté de cet exercice, malgré le côté éminemment théâtral du propos – un huis-clos qui n’est pas sans rappeler Douze hommes en colère. Elle choisit de garder le côté littéraire et dense de la parole, avec une succession d’adresses face public qu’entrecoupent les moments collectifs de débat, d’assemblée générale. Si le procédé semble au début un peu lourd, on se laisse progressivement embarquer dans ce tourbillon de paroles urgentes. Les comédien·nes se montrent très vite ému·es par les histoires transmises, une succession de témoignages de vie qui éclairent de mille facettes le quotidien ouvrier, les situations familiales, le rapport au travail et à la dignité. La metteure en scène a fait le choix de comédien·nes puissant·es d’âges divers avec de sacrées gueules – on notera la présence de son fidèle compagnon de route du Festin Olivier Dutilloy, dans le rôle de Gérard, leader CGT, de comédiennes très expérimentées comme Agnès Sourdillon, grande actrice de Novarina, ou encore Marie-Christine Orry, en face de la présence nerveuse et flamboyante de Sandy Boizard, Alvie Bitemo ou Laure Wolf.

C’est un drame de la parole et du débat, tout autant que de la manipulation des discours

Au fond, on retrouve une tonalité très brechtienne dans cette manière de mettre en scène la lutte des classes, et aussi dans cette façon d’incarner la parole rapportée face public : Anne-Laure Liégeois convoque ici la figure du témoin, du passeur, du narrateur. Cette parole donne à voir tout ce qui est de l’ordre de la violence sous forme de récit (CRS postés devant l’usine, caméras insistantes, foule, camions…) pour laisser la place belle aux discussions, à la parole échangée, aux discours qui s’affinent et se polissent les uns aux autres au fur et à mesure. C’est un drame de la parole et du débat, tout autant que de la manipulation des discours : comment retourner l’image du secrétaire d’Etat pour le faire passer pour un dangereux intellectuel d’extrême-gauche, et non plus comme une monnaie d’échange pour les ouvriers ? Qui représente-t-il au fond ? C’est aussi un drame du temps : le secrétaire d’Etat a un programme très chargé, aucune place vacante pour insuffler de nouvelles idées. Tout a déjà été planifié pour lui, malgré ses ambitions « de gauche » lors de sa nomination. De la même manière, les horaires de l’usine laissent peu de place à la réflexion et au changement. La révolte c’est aussi le temps : mettre tout à l’arrêt, pour se parler.

La révolution festive

La fête est-elle une sorte de révolution en soi ?

La pièce pose cette question centrale : peut-on faire la fête pour faire la révolution ? Ou plutôt la fête est-elle une sorte de révolution en soi ? Je pense à Michaël Foessel et ses réflexions sur le « plaisir et la gauche », découvertes chez Mona Chollet (Quartier rouge. Le plaisir et la gauche, PUF, 2022) : « jouir dans un monde injuste trahirait toujours une compromission ». Mais si les lendemains chantaient aujourd’hui ? Si le plaisir pouvait être un pouvoir ? « Le plaisir fait avec ce qui est là, c’est vrai, mais dans ce faire l’avenir cesse d’être seulement espéré, il commence ici et maintenant. » La mélancolie est-elle un affect de gauche ? Le personnage de Cyril dans le spectacle donne le ton, dans une scène charnière où l’énergie contenue se libère : « le mot “fête” comme une chose luxueuse du coup, mais nécessaire à cette occupation, à cette grève, à cette séquestration… Nan peu importe, t’appelle ça comme tu veux, tiens, et d’ailleurs pourquoi pas “fête” ? Au lieu d’occupation dire “fête”. On appelle ça “fête” et c’est réglé ».

Un espoir se lève : celui de ne pas se laisser résumer à la réalité de la misère, du chômage ou de l’illettrisme

Mais à l’inverse, ça veut dire quoi, être pris pour des marioles ? Est-on plus sérieux quand on est au désespoir, ou quand on fait la fête ? Qu’est-ce qui décourage, stupéfie, arrête, déconcerte les CRS, et donc enraye la violence pour créer une brèche, une ouverture vers autre chose ? Il y a une forme d’espoir fou qui se lève chez cette belle troupe, le désir de ne pas se laisser résumer à la réalité de la misère, du chômage ou de l’illettrisme : être aussi autre chose, surprenants, grandioses, festifs, pailletés, joyeux, chantants, créatifs. Quelque chose qui va aussi avec la joie de l’inhabituel : dormir dans l’usine sur des matelas de gymnase, se raconter des histoires, pouffer ensemble dans le noir comme dans une grande soirée pyjama, et arriver à regarder ses collègues comme de vraies gens – ne plus les reconnaître que par leur bas de pantalon.

Le texte de Bertina nous met face à des sujets qui nous frappent de plein fouet dans le contexte actuel en France, et par cette adresse permanente au public, nous sommes ramené·es à nos propres questions… Le rapport au patron d’abord, grand ennemi ou victime du capitalisme comme tout le monde ? La question écologique aussi en fond, qui culpabilise les ouvriers : dans la primauté au local et au vert, comment remettre les ouvriers au centre, ne pas les jeter avec l’eau du bain ? La mobilisation contre la réforme des retraites en ce printemps 2023 résonne finalement beaucoup avec ces assemblées citoyennes où on parle des droits du travailleur, du sens de son propre travail, mais aussi et surtout, de la joie et du temps libre… Entre la peur de la récupération et une interrogation sur la violence nécessaire, ce huis-clos politique très dense offre au moins à ces paroles l’espace de se déployer et de nous atteindre, le temps d’une occupation qui ressemble à un futur possible.

  • Des châteaux qui brûlent, d’après le roman de Arno Bertina, mise en scène Anne-Laure Liégeois. A voir au Théâtre de la Tempête (Cartoucherie de Vincennes) jusqu’au 23 avril

Crédit photo : (c) Christophe Raynaud de Lage