Curieux geste que celui de Damiàn Szifròn considéré comme une figure du renouveau du cinéma argentin depuis Les Nouveaux Sauvages (2015) qui réinterprétait le film de Dino Risi. Son second long-métrage Misanthrope est à prendre au pied de la lettre. Que reste-t-il alors de la satire ?

C’est comme si les bons vieux thrillers des années 90 étaient de retour. Une haletante chasse à l’homme commence après une tuerie de masse à Baltimore tandis que les festivités du Nouvel An battent leur plein. Le tireur n’a laissé aucune trace mais son acte insensé manifeste une rage contre la vie conformiste que nous vivons. Au fond, le misanthrope est un anarchiste, un ennemi du grand capital et un militant écologiste. Comme dans n’importe quel polar bien ficelé, on assiste en même temps à la naissance d’un bon flic, c’est-à-dire quelqu’un qui a du flair. Une jeune enquêtrice du FBI (Shailene Woodley) se découvre cette qualité ce soir-là. Ses blessures secrètes et son sens de la déduction la mettront sur la piste de l’assassin parce qu’elle partage son dégoût profond pour un monde moderne décadent. 

Le ventre de l’Amérique

Après une tonitruante entrée en matière toute en détonations et images en chute libre s’installe la temporalité longue de l’enquête. La recherche d’indices oriente la confrontation des témoins, l’analyse des lieux du massacre se transforme en jeu de piste. À l’arrière-plan, l’enquêteur en chef du Bureau, Geoffrey Lammark (campé par un Ben Mendelsohn ténébreux qui en fait des tonnes) entame de vains pourparlers avec la hiérarchie pour agir vite avant que le tueur ne récidive… Szifròn ne trompe pas son monde et gratifie le spectateur des savoureuses séquences qui font le plaisir d’un film policier convenu. Il en devient presque gênant de constater à quel point le cinéaste ne cherche pas à troubler les codes du genre. À certains égards, Misanthrope est anachronique et frappe par son antimodernisme assumé, dans la mesure où il déploie un récit très littéral, sans métadiscours ni citation pasticheuse. Une mise en scène clinquante, un montage nerveux et une performance d’acteur médiocre sont le lot du tout-venant de la production hollywoodienne récente et c’est précisément ce que le cinéaste entend nous donner. Szifròn fait-il ses gammes pour son premier long-métrage américain ou bien pointe-t-il vers une contradiction interne à la réception des films de genre ? Bouder le plaisir simple que nous prenons à un film qui fonctionne, c’est chercher la distinction, affirmer un goût en exprimant un dégoût et prétendre ainsi échapper à la grossièreté.

Le cinéaste ne raconte peut-être rien d’autre que le jeu du chat et de la souris de deux rebuts de la société.

Il semblerait qu’au fur et à mesure du spectacle, le cinéaste suggère une analogie entre l’ennemi invisible que le tueur pourchasse et notre consommation ordinaire du cinéma à gros budget. Ce qui horripile l’assassin en fuite, c’est d’abord la vulgarité du consumérisme symbolisée ici par les lieux absurdes que nous traversons à longueur de journée. Les espaces de restauration dans les centres commerciaux où l’on se gave d’aliments insipides, les tours de verre où pullule une humanité dégénérée, les abattoirs et les décharges municipales où la fange s’amoncelle jusqu’à boucher la vue sur le port maritime. Mais c’est aussi l’hypocrisie des sociétés contemporaines pour lesquelles l’art au second degré est synonyme de raffinement. On a cantonné un peu hâtivement Szifròn au cinéma parodique qui réfléchit aux maux de la modernité dans les termes des grands succès populaires d’hier. Dans Misanthrope, le cinéaste ne raconte peut-être rien d’autre que le jeu du chat et de la souris de deux rebuts de la société : un tueur sans envergure qui souffre d’un sentiment de déclassement, et une policière qui rêve de gloire. 

Cela dit, passé l’étonnement initial d’une première partie où la course-poursuite se met en place, le film ronronne et l’enquête patine, ponctuée par quelques scènes grandiloquentes où la nullité des dialogues relève presque du coup de maître. Au terme d’une journée harassante, Lammark invite la débutante à dîner et lui assène une leçon de sagesse sur les raisons pas toujours très morales pour lesquelles on s’engage à défendre son prochain. « C’est la haine que tu te portes qui doit te servir de moteur », explique le vieux loup de mer comme pour servir de contre-modèle à la jeune recrue et inquiéter la prétendue intégrité morale dans laquelle se drape le Bureau. C’est au fond d’un bois obscur que le chasseur et le chassé se rencontrent enfin dans un face à face qui tourne à la séance de psychanalyse avant qu’une scène de cannibalisme hautement invraisemblable ne vienne briser la fade logique du dénouement. Absurdité scénaristique ou sursaut trash dans un film trop lisse ? D’autres indices laissés ça et là, quelques images insolites et des répliques au sens parfois mystérieux suggèrent que Misanthrope ne se réduit pas à un exercice de style. Laissons à Szifròn le bénéfice du doute. Le sale gosse à la conquête d’Hollywood ne s’est peut-être pas calmé.

Misanthrope, réalisé par Damián Szifron avec Shailene Woodley, Ben Mendelsohn. En salles le 26 avril.