L’éditeur Mathieu Lauverjat signe son premier roman Client mystère, qui vient de paraître dans la nouvelle collection Scribes de Gallimard, dédiée aux écritures singulières. Ce roman ne l’est pas moins dans sa manière de croquer une société startupisée où les belles promesses peuvent cacher les pires dystopies.

N’avez-vous jamais songé à changer de vie devant une de ces émissions vantant des bonnes astuces pour gagner de l’argent facilement ? C’est le cas du narrateur de Client mystère, livreur sur deux-roues de repas par tous les temps, se retrouvant au chômage forcé, mais non indemnisé, après un accident mettant à terre lui, son vélo et la pizza qu’il s’apprêtait à apporter à toute vitesse. Abattu, il découvre devant sa télévision la pratique du client mystère à travers une application qui transforme tout un chacun en juge incognito, émettant des avis rémunérés à la tâche à coup de « satisfaisant-conforme » – un des termes du jargon que notre narrateur finira par s’approprier – sur des restaurants, des magasins et autre sandwicherie. Se prenant au jeu, il se retrouve rapidement grisé par l’enthousiasme que lui procure cette nouvelle mission, prêt à tout pour devenir le meilleur client mystère possible. Pour lui, c’est l’Eldorado, la promesse d’une vie meilleure et facile. Seulement voilà, tout n’est pas si simple et beau, et le récit prendra des allures de grandes montagnes russes.

Compétences

Il faut donc oublier toute humanité, la fin justifiant toutefois les moyens puisque c’est pour le bien et le bon déroulé de la société capitaliste.

Commençant donc à travailler pour PMGT (« P. pour profit, M. pour motion, G. pour gain et T. pour turbo »), une entreprise fictionnelle gérant des services de clients mystères, le narrateur du roman apprend vite. Il se fait tour à tour invisible ou caméléon, prouve sa capacité d’adaptation, sa polyvalence, enrichissant à toute vitesse son CV d’apprenti « mystery shopper ». La réussite et l’argent, belles illusions, lui tendent alors les bras, synonymes pour lui, de revanche sociale sur ses origines prolétaires et son ancien job de livreur. Une autre compétence à ajouter se révélera toutefois peut-être plus complexe à acquérir, celle consistant à savoir mettre ses sentiments humains et sa compassion de côté : « Et si ma pitié envers les autres m’empêchait de travailler, alors autant me souder une armure épaisse derrière laquelle disparaître un instant. À un moment, faut avancer. » Car voilà pour réussir il faut donc oublier toute humanité, la fin justifiant toutefois les moyens puisque c’est pour le bien et le bon déroulé de la société capitaliste, semble-t-il vouloir se convaincre, comme un mantra.

Novlangue

Consacrée aux « gestes d’écriture singuliers », Scribes, la nouvelle collection de Gallimard, publie, pour un de ses touts premiers titres, un texte qui pense la langue comme outil de pouvoir sur la conception et la représentation du monde. Celui décrit correspond alors fortement aux pires dystopies, quand bien même il ressemble tout de même beaucoup à nos sociétés capitalistes actuelles. Ainsi, la prose du narrateur s’accorde – ou plutôt se retrouve-t-elle contaminée – à cette novlangue de start-up aux accents angliciste, techniciste et positif avec ses « bench », « customer insight » ou « progress, plans, problems », dévoilant une vision du monde ordonnée et protocolaire qui se superpose jusqu’à effacer toute autre perception : « j’ai commencé à voir le monde extérieur à travers le prisme d’une aventure en réalité augmentée. » Une vision d’abord plaisante d’illusions pour le narrateur, qui peu à peu se fissure, montrant toute sa violence derrière l’atténuation des mots.

Le roman plonge alors dans le thriller haletant d’une société en crise, divisée, brutale, où chacun cherche à survivre et que ce narrateur désormais compromis voudrait fuir. Si dans ce mouvement, l’écriture se fait plus convenue, elle n’en fait pas moins un terrible constat sur le ton d’une critique d’une société qui broie les individus, simple rouage d’un progrès devenu effrayant.