Dans 99 Moons, Jan Gassmann fait le portrait de deux jeunes adultes que tout oppose, mais qu’une libido dévorante attache l’un à l’autre. Avare de mots mais généreux en scènes explicites, le film prend au sérieux l’éternel problème du couple mais peine à convaincre et à émouvoir.

L’ouverture de 99 Moons est déjà une profession de foi cinématographique. Les cratères de la lune, la surface d’une mer déchaînée, des moutons affolés qui courent dans un champ, la fumée épaisse d’une éruption. Une image crade, un air de musique baroque qui sature, et au terme de ce montage documentaire volontairement sali, l’arrivée d’un tsunami charriant des voitures, des débris, des maisons entières, capté par l’image fixe et à basse résolution d’une caméra de surveillance. Le film de Jan Gassmann est travaillé par cette tension douloureuse entre beauté et laideur, entre une esthétique classique et le réalisme le plus cru.

Désir croissant

On suit d’abord Bigna (Valentina Di Pace), jeune sismologue quelconque qui se morfond dans l’obscurité de son laboratoire. À l’occasion d’une pause dans son travail, elle prend sa voiture, traverse une ville suisse sans charme et s’engage dans un parking aérien à peu près désert, aux murs de béton défraîchis. Elle gare sa voiture grise au milieu d’autres voitures grises, se change pour enfiler un legging noir et dessine un trait de liner sur son visage blafard. Alors qu’elle sort de sa voiture, un homme masqué surgit et l’attaque. Est-ce un viol ? Non, mais c’est à peine moins glauque : après un simulacre de lutte, l’homme masqué tombe au sol et l’agression s’inverse, la jeune femme s’asseyant sur le visage de son agresseur jusqu’à l’orgasme – le sien. On comprend qu’ils se sont donné rendez-vous et qu’ils ne se connaissent pas. On comprend, surtout, la détresse affective de Bigna qui se livre régulièrement à ce type de scénarios dangereux avec des inconnus qu’elle ne revoit jamais.

Filmée avec une crudité que l’inventivité des positions ne justifie pas toujours, leur sexualité est sans mystère : c’est répétitif, c’est long, ce n’est pas très sexy.

L’homme sous le masque n’est pourtant pas n’importe qui, et il est amené à occuper une place importante dans la vie de Bigna. Frank (Dominik Fellmann), trentenaire tatoué aux cheveux longs, est DJ dans une boîte de nuit à l’arrière d’un restaurant thaï servant de façade. Il mène une vie tumultueuse faite de soirées alcoolisées, de drogues plus ou moins dures et de coups d’un soir dans une précarité mentale et financière assez criante. Ils ne sont pas vraiment faits pour s’entendre, mais leurs ébats créent entre eux un lien que le temps va consolider. Pour les beaux yeux de cet hipster moitié-branché, moitié-loser, Bigna accepte de renoncer à une palpitante mission scientifique au Chili. L’amour est le plus fort, c’est-à-dire l’amour charnel ; éternel plan cul sans fin et sans fond, leur couple repose sur une entente d’abord exclusivement sexuelle. Filmée avec une crudité que l’inventivité des positions ne justifie pas toujours, leur sexualité est sans mystère : c’est répétitif, c’est long, ce n’est pas très sexy.

L’amour s’éclipse

Et la lune dans tout ça ? Le film suit une temporalité cyclique, rythmée par de longues ellipses où s’affichent des durées converties en « lunes ». Ces phases épousent les évolutions du couple, ses ruptures, ses retours. Bigna et Frank ne cessent de se défaire, d’hésiter, de revenir – leur situation sociale évolue comme leur look au gré de crises identitaires. En cela le film touche du doigt quelque chose de très vrai à propos des alentours de la trentaine, âge frustrant : trop tôt pour avoir encore tout raté, trop tard déjà pour tout recommencer. Tentée par la vie bourgeoise, Bigna se case un temps avec son patron, entre pour un moment dans la bonne société des gens bien que Jan Gassmann montre avec justesse, sans tomber dans la caricature. Il laisse le spectateur décider s’il est valorisant ou horrifiant d’en être, d’appartenir à ceux qui réussissent. Au contraire Frank, en phase décroissante, sombre dans la solitude, l’addiction et le marasme matériel. Mais bientôt leurs ébats reprennent, le couple renaît – est-ce un retour en arrière ? Le film ne tranche pas, et tout se valant par ailleurs, le spectateur aussi en vient à se demander ce qui est bien ou non, pour eux, s’ils sont faits pour être ensemble ou s’ils se détruisent.

Ces incessants retours et ces ellipses qui éclipsent plus qu’elles ne construisent finissent par lasser. Outre que le décompte en « lunes » n’est jamais justifié dans le film (et convertisse qui voudra « 52 lunes » en années terrestres, ou l’improbable 1/7e de lune qui nous jette dans d’éprouvants produits en croix), les ellipses elles-mêmes nuisent à la construction de l’ensemble. On comprend bien où le film veut en venir : la fragmentation du récit doit montrer le parcours chaotique de ce couple qui se cherche et ne se trouve jamais. Mais justement à force de les perdre et de les retrouver, de ne les voir que par morceaux, on finit par s’en détacher. On reste en dehors. Peut-être est-ce mieux ainsi ? Peut-être faut-il renoncer à l’empathie, et se contenter de cette extériorité qu’on doit s’imaginer plus réaliste, plus véridique que la traditionnelle construction psychologique ? Reste que le parti pris de distance et d’objectivité clinique du réalisateur finit par tourner court. La froideur amenant la froideur, on peine à prendre part au drame intime de ces fragiles jeunes adultes. Et la conclusion du récit, qui se veut intense et qui devrait nous emporter, nous trouve d’avance découragés : que nous importe ces fantômes de personnages ? Il y a des lunes déjà que nous les avons perdus de vue.

99 Moons, un film de Jan Gassmann, avec Valentina Di Pace, Dominik Fellmann. En salles le 10 mai.