En 2021, on célébrait le trentième anniversaire de la disparition d’Hervé Guibert. Comme un hommage, un pèlerinage mémoriel, Philippe Galanopoulos décidait de passer cette année sur ses traces, dans ses pas, un an en sa compagnie : En compagnie d’Hervé Guibert, chez Corridor Éléphant Éditions.

À travers ce livre qui n’est, comme l’annonce l’éditeur, « Ni carnet de bord ni récit », mais bien plutôt « une balade photographique autant qu’un recueil de souvenirs fragmentés », l’auteur nous emmène dans les lieux qu’a habités Guibert, entre en dialogue avec ceux qu’il a connus, mais surtout, en le traquant ainsi par l’intermédiaire de ce qu’il reste de lui, de ceux qui encore peuvent témoigner, de manière directe ou indirecte, il ravive le fantôme de l’écrivain, ressuscite son ombre qui traverse chaque ligne écrite, chaque photographie prise.

Le livre débute et s’achève dans la petite rue Hervé Guibert du XIVe arrondissement de Paris : cette remontée dans le temps est aussi une quête géographique. Les appartements de la rue Vaugirard, de la rue du Moulin vert et de la rue Raymond-Losserand, l’île d’Elbe, la Martinique du Paradis sont autant d’étapes dans ce parcours presque mythique. Car il faut bien l’avouer, se l’avouer, le singe vert désormais en la possession de Sophie Calle, la chouette qu’a recueillie Agathe Gaillard, les statues de cire, sa graphie presque enfantine que l’on aime déchiffrer sur des cartes postales ou des vieilles lettres conservées, ne constituent-ils pas une mythologie que Roland Barthes aurait pu lui-même écrire ? D’ailleurs, quand Philippe Galanopoulos se retrouve face à la bibliothèque d’Hervé pour la photographier, Christine le prévient : « Ce n’est pas un musée ». Alors, « les pages bruissent ; à les tourner, le passé murmure. » Hervé Guibert est devenu l’objet d’un culte que lui vouent, encore, toujours, de nombreux fidèles.

Traversée des lieux, En compagnie d’Hervé Guibert est aussi un livre de rencontres : Philippe Mezescaze (le premier amant), Bruno Marmousez, le frère de Vincent (la folie amoureuse), Christine Guibert (compagne de Thierry, mère de ses enfants qu’Hervé épouse quelques mois avant de mourir, parce qu’il les aime), Hans Georg Berger (l’ami qui fera de l’ermitage de Santa Catarina, sur l’île d’Elbe, le lieu de l’écriture), Daniel (le compagnon de Michel Foucault), Pierre Reimer (un des deux enfants du Voyage), Agathe Gaillard (la galeriste) témoignent, par quelques mots, en autorisant une photo, d’une absence toujours présente, d’un vide laissé là, de souvenirs persistants. Et ce que conserve l’auteur de ces échanges, de ces dialogues est toujours d’une poésie très douce : En compagnie d’Hervé Guibert est avant tout le livre d’une compagnie qui fait défaut. Le livre ne peut donc être qu’empreint de nostalgie, comme une photo en noir et blanc.

Samedi 2 janvier.

Je me fixe une tâche pour l’année à venir : raconter une histoire.

Une histoire ? À savoir : un début, un milieu, une fin. 

On ne saurait dire si l’histoire que nous raconte Philippe Galanopoulos s’écrit par les fragments de son journal ou à travers les photographies. Ne pas savoir est peut-être dire la valse qui se danse dans ces pages, entre des mots qui suggèrent, les mises en abyme photographiques, les mimétismes de tout ordre, les références, les clins d’œil. Les mimétismes. On connaît l’histoire de « L’image fantôme », le texte qui donne son titre au livre que Guibert consacra à la photographie : il avait décidé de photographier sa mère à l’abri du regard de son père mais aussi en délivrant son visage de son « fatras de coiffure », de tous ses artifices. Mais lorsque la séance fut terminée, il constata que le film n’avait pas été bien enclenché dans l’appareil, si bien qu’il ne restait de ce moment qu’une image fantôme à laquelle seul le texte de cet échec pouvait se substituer. Il arrive une même mésaventure à Philippe Galanopoulos, lorsqu’il rencontre Agathe Gaillard :

Rue du Pont-Louis-Philippe, Agathe Gaillard m’accueille chez elle. J’insiste pour enregistrer ses propos et, bien qu’elle n’y tienne pas particulièrement, elle finit quand même par accepter. Au bout d’une heure de discussion, lorsque le téléphone sonne et qu’elle s’excuse pour répondre, je me rends compte que mon dictaphone, défectueux, n’a rien enregistré du tout ! Je suis blême, mais elle fait confiance à ma mémoire. Comment faire autrement, puisque l’oreille collée à la machine, nos voix sont inaudibles.

Ainsi, à « l’image fantôme » succède la voix fantôme, celle d’Agathe Gaillard qui a exposé les photographies de Guibert et qui est saisie dans une très belle photographie en un jeu de miroir tel que les aimait l’écrivain-photographe.

S’il révèle avec pudeur ceux avec qui il dialogue, par une phrase ou une photo, le « je » qui écrit ici est en même temps celui qui se cache derrière son sujet – Guibert – et qui advient au fil de pages. Il a beau déclarer, à la toute fin du livre, « Ontologiquement parlant, la dernière disparition, ce ne peut être que la mienne », cette disparition est en fait celle par laquelle il insuffle la vie dans le fantôme de Guibert, celle par laquelle l’absent devient compagnie.

C’est un très beau livre que signe Philippe Galanopoulos. Sensible, comme un film photographique prêt à révéler une image fantôme – ou l’image d’un fantôme – il est en même temps une quête et son cheminement, un désir d’imitation étrangement singulier. Comme le suggère la quatrième de couverture, rien de plus romanesque que ce pèlerinage guibertien : « Parfois la réalité dépasse la fiction ; il n’est nul besoin de la grimer pour la rendre romanesque. » Un magnifique hommage à Hervé Guibert, qui trouvera une place de choix dans le mausolée que lui construisent ses admirateurs.

Arnaud Genon