Tous les correspondants d’Amélie Nothomb doivent s’en souvenir. Après la mort de son père, Patrick, survenue en mars 2020, dans les réponses à nos courriers que celle-ci nous envoyait figurait sur le papier une photo d’eux, preuve qu’elle lui était particulièrement attachée et qu’elle souhaitait partager son deuil avec nous. Est-ce cela qui a fait qu’elle est entrée en contact avec lui après sa mort ? C’est en tous cas cette expérience stupéfiante qu’elle retrace dans Psychopompe, son dernier opus, publié aux Éditions Albin Michel. La littérature sera occulte ou ne sera pas.
Où Pierre Michon disait-il que toute littérature digne de ce nom était une reprise de la Bible ? Après le Fils (Soif, 2019), le Père (Premier sang, 2021 et prix Renaudot), voici le Saint-Esprit, aboutissement de cette si singulière trinité d’Amélie Nothomb, à la fois traité d’ornithologie, art d’écrire, cinquième Accord toltèque s’il en est mais aussi Passion et résurrection de l’autrice qui se livre ici comme jamais. Car la mort, ce n’est pas simplement celle de nos proches, qui peut d’ailleurs être heureuse et formatrice, mais aussi celle à laquelle on a pu échapper in extremis et qui nous a démolis en partie, quoique rendus plus forts, selon le mot si insoutenablement vrai de Nietzsche. Violée à douze ans, anorexique à treize, Amélie a fait l’expérience terrible de ce que Margaud Mérand appelait dans son essai sur l’anorexie cette « maladie du faux soi », dissociation du soi avec lui-même qui peut conduire au pire, et dont l’autrice de Biographie de la faim réussit à se soigner grâce à l’écriture mais aussi sans doute à sa nature orphique, mercurienne, pour ne pas dire christique. Salut bien ordonné commence par soi-même.
Pour autant, se reconstruire demande une vie et une patience préhistorique. La même dont fit preuve le dinosaure qui attendit quatre-vingts-millions d’années avant de pouvoir voler et dont tout apprenti-écrivain devrait prendre de la graine. On ne devient pas archéoptéryx ou Amélie Nothomb comme ça. « Entrevoir une patience aussi sublime, c’est soupçonner le principe moteur de l’univers » – qui pour la très spinoziste Amélie reste encore et toujours le désir. Être digne de son désir, c’est-à-dire de son destin, voilà notre seul devoir d’humain, que l’on soit écrivain, footballeur ou pâtissier. Au-delà du succès social que nous attendons tous (car nous sommes des merdes), rester d’abord fidèle à soi. Faire ce que l’on a à faire.
La reine et l’oiseau
Si l’ornithologie est faite pour elle, c’est aussi parce qu’elle regorge de noms compliqués et délicieux à prononcer
Et si l’oiseau nous aide, c’est d’abord parce qu’il « révèle à l’homme sa bassesse » au propre et au figuré – et tel que le raconte le petit conte japonais qui ouvre ce récit autobiographique que l’autrice persiste à appeler « roman » (peut-être parce que le roman fait du récit un « mystère » au sens religieux du terme.) L’oiseau est en effet « professeur de distinction ». Ainsi le corbeau en Chine, seul oiseau qui ait échappé aux massacres ornithophobes perpétués par Mao qui accusait les oiseaux d’être responsables des famines et sans doute un peu trop aristos pour la Chine populaire. La sensibilité aviaire d’Amélie se développant, celle-ci se rend compte, de manière très peu communiste, que les oiseaux sont autant d’individus, de caractères et de talents. Elle apprend ainsi à distinguer le trille d’un rossignol d’un autre, à reconnaître le merle « purcellien » qui, mieux que ses congénères, sait chanter « le Génie du froid », à diagnostiquer « l’enrouement d’une mésange ». Si l’ornithologie est faite pour elle (et qui commence par la planche des oiseaux du Larousse qui, enfants, nous a tous fait rêver), c’est aussi parce qu’elle regorge (rouge-gorge ?) de noms compliqués et délicieux à prononcer : « Que l’oiseau se décline de la mésange rémiz au gypaète barbu, en passant par la sterne arctique et la sittelle torchepot avait de quoi surprendre. »
Mais sa révélation aviaire, elle l’a avec l’engoulevent oreillard, « celui qui avale le vent », qui a « l’aval du vent », qui « se jette dans le vent comme dans la volupté (…) amant génial du courant d’air. » Grâce à lui, elle acquiert la « vision latérale », qui permet de « voir le monde sur les côtés » et aide à se décentrer en cas de blessure narcissique, de faux soi – ou de curée critique.
« Être un oiseau s’avéra plutôt un atout. On me qualifiait d’inattrapable. Ce n’était pas dit avec bienveillance, mais cela m’allait. La vision latérale me permettait de voir les innombrables tentatives d’intimidation avec un certain détachement. La nature aviaire est moins fragile que la personnalité humaine. Je nidifiais sans trop de problèmes. »
Notons, en passant, son goût prononcé pour le cormary – je veux dire, le cormoran ! « Le cormoran de ce littoral, c’était moi. Je plongeais à toute occasion. Nager, c’était voler sous l’eau ».
Dieux féroces ! C’est dans l’eau, l’élément matriciel par excellence et l’autre infini avec le ciel, que la petite fille va connaître sa crucifixion. Comment oser une analyse littéraire de ces quinze lignes, les plus terribles qu’ait écrites Nothomb ? Essayons pourtant.
Un drame au bord de la mer
« Les mains de la mer » qui s’emparent d’elle, mains sans corps et sans visage et qui vont déchirer les siens. Mal anonyme, masculin, collectif, dont on n’apercevra que quatre dos, « jeunes et alertes », fuyant sur la plage.
La douleur qui, contrairement à ce qu’on dit, n’abolit en rien la terreur.
L’insoutenable « impératif passif » grec du « Sois mangée ! » qui est peut-être la meilleure définition de la violence autant que l’extrême soumission au destin, celui que la petite fille vient, ironie du sort, d’appréhender une page avant le sien et selon l’engrenage tragique : grammaire, mythe et crime.
Cette phrase, enfin, qui va plus loin que n’importe quelle écriture doloriste (dont Nothomb dit dans plusieurs interviews qu’elle en est incapable – peu importe puisqu’elle la dépasse) : « Il me fallut un siècle pour trouver la force de hurler ». La torture qui dilate la durée, suspend la conscience et retarde le cri.
C’est dans l’eau, l’élément matriciel par excellence et l’autre infini avec le ciel, que la petite fille va connaître sa crucifixion.
La mère qui court de loin – et pendant que les démons « saccagent ce qui est à leur portée », soit « tout », mot ordinairement banal, normatif, généraliste, mais qui là contient une horreur digne du Sanctuaire de William Faulkner. « Pauvre petite », dira-t-elle en ramenant sa fille dans les bras, deux mots qui peuvent paraître dérisoires mais qui permettront à Amélie de croire à ce qui lui est arrivé. Au moins la négation n’aura pas été niée. Au moins la violence aura été objectivée, reconnue comme telle – créditée si l’on ose ce mot célinien.
Et même si le « jamais » de la phrase suivante fait froid dans le dos et en dit long sur l’ancien monde bourgeois et bigot, odieux à force de pudeur et de non-dit : « Il n’y eut pas un mot de plus, jamais, dans la bouche des trois témoins. » N’empêche, pour le lecteur, ce « Cox’s bazar », lieu du drame, devient un nom cauchemardesque, à l’obscène signification (encore Faulkner) – et comme si le diable aussi écrivait.
Grâce à Dieu, elle aussi va écrire. Grâce à ses parents aussi qui, tous taiseux qu’ils soient, sur le plan de la mystique et de la volonté de puissance (au sens le plus proprement nietzschéen de puissance intérieure), « n’ont jamais cru nécessaire de [lui] signifier certaines limites » et qu’elle salue, sinon sauve, pour cela. Pour le reste, se relancer dans le vide à chaque aurore « avec le fol espoir de ne pas avoir désappris. » Si écrire est la chose la plus élective du monde, elle est aussi la plus difficile – aussi difficile que voler. Les efforts surhumains, « suravières », qu’il faut pour y parvenir. Tant d’oisillons qui n’y arrivent pas et périssent. Tant d’apprentis-écrivains qui ne visent que la publication immédiate et se découragent au premier refus éditorial.
Et Améliede sévèrement rasséréner :
« Combien d’entre eux ai-je entendu dire : “Mon manuscrit a été refusé, j’ai perdu mon temps“. Un texte dont l’éditeur ne veut pas. Je conçois que cela blesse. En conclure qu’on a perdu son temps, c’est lui donner raison. »
En vérité, ne penser qu’à la publication serait « aussi absurde que si l’oiseau envisageait le vol comme le moyen de participer à un meeting aérien. »
Non, encore une fois, « le privilège absolu, c’est d’écrire. Il n’y a pas de grâce plus élevée. La publication est parfois un plus souvent une détérioration du plaisir initial . L’obtenir au prix d’un effort considérable, d’une angoisse maladive, d’une douloureuse obsession, n’y change rien. »
Lettres aux jeunes poètes
Mais qu’est-ce qu’écrire ? Voler, dit-elle (d’ailleurs au deux sens). Mais encore ?
« Il s’agit de se positionner d’une manière particulière à l’intérieur de soi, de saisir le bon angle et la juste distance et de se précipiter ». Se rattraper au moment où l’on va chuter, comme dit Jean Cocteau dans sa Difficulté d’être, cité pour l’occasion. On ne saurait dire mieux, le style, c’est « l’ensemble des techniques que développe chaque auteur véritable pour empêcher sa phrase de sombrer. » Poisson-volant du langage Titanic. « Tempo du plic ploc du robinet qui gouttine » appliqué à la pression du Niagara. Ecrire, la chose la plus difficile du monde mais qui rappelle que, comme le disait Rilke, « la vie choisit toujours la voie la plus ardue. »
Gare à l’intention « littéraire » qui est souvent le contraire de l’écriture authentique : en art, quel qu’il soit, le paysage est plus important que le but, l’attention aux choses plus généreuse que le pouvoir sur elles – celui-ci finissant toujours par les annihiler. Non, il faut concevoir l’écriture comme écoute, auscultation, spiritisme.
Risque symbolique de la mort, donc, au sens de l’épreuve, de la chute, du vide (ou de la fameuse page blanche) mais aussi, et c’est la surprise de ce livre et sans doute de la propre existence d’Amélie, au sens du passage, du retour, sinon des retrouvailles posthumes, « hamlétiennes » entre le père et la fille. Et avec cette bonne nouvelle d’importance qu’il est possible de régler ses problèmes avec un proche même après le décès de celui-ci. Mieux, c’est dans la mort que se créera peut-être la relation filiale parfaite :
« C’était, par la grâce de cette écriture psychopompe, l’échange que chaque enfant rêve d’avoir avec son père et réciproquement. Un amour sans rapport de force, un dévouement sans sacrifice, une estime sans titulature officielle. »
De plus, et contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, une vie réussie augure d’une mort toute aussi bonne.
« Certains individus sont faits pour être morts. Nul cynisme dans ce propos, mon père était un vivant excellent, et pourtant, quel mort accompli ! »
Ici, l’esprit fort pourra toujours ironiser sur ce pouvoir occultiste que l’autrice de Mercure semble se donner. Pire, d’aucuns argueront que Psychopompe vire feel-good book. Ce serait là manquer l’essentiel, c’est-à-dire le mystère et peut-être l’enjeu de toute l’histoire de la littérature qui, de Homère à Proust, de Virgile à Dante et de Chateaubriand à Nothomb, a toujours voulu traverser les temps, explorer l’invisible, ramener ses morts, les faire parler – c’est-à-dire les sauver. En vérité, les vivants sont plus les dieux des morts que l’inverse. Et c’est la générosité d’Amélie qui, non contente de nous avoir ouvert à son atelier d’écriture hautement thaumaturgique, nous incite à constituer notre chambre verte – et écrire à notre tour nos mémoires d’outre-thomb.
- Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin Michel, 2023.
Crédit photo : Amélie Nothomb / Photography agency Iconoclast Image © Jean-Baptiste Mondino