Dans son ouvrage poétique publié en mai 2023 aux éditions P.O.L, s&lfies, Anne Portugal prend la mesure du monde contemporain en s’interrogeant sur une pratique quasi quotidienne, qui nous entoure : le selfie. Qu’est-ce qu’un selfie et comment faire entrer cette pratique prosaïque, triviale, dans l’écriture ? Qu’est-ce que le selfie et la poésie ont en commun ? 

Le recueil d’Anne Portugal se dédouble en deux voix – peut-être comme un signe de la dissociation à l’oeuvre entre notre image numérique quand on se prend en photo, et notre vraie personne. La page gauche du livre est consacrée à un petit texte en italique en vers. De l’autre côté, sur la page de droite, se trouve le selfie poétique : un cadre découpe la feuille et crée un autre espace sur la page poétique sur lequel se dépose le selfie. Ainsi, les textes sont intitulés « mon selfie », « un selfie de plage », « à marseille avec jean-jacques », « selfie de groupe à belle-île »…

Court-circuiter l’image

Anne Portugal met en place une syntaxe poétique déconcertante, qui déstabilise le lecteur : que se passe-t-il exactement dans ce recueil poétique ? Nul n’est en mesure de le dire, mais c’est peut-être pour mieux dire cette vacuité de l’image numérique qui nous poursuit partout. Cette image de nous-même, quelle est-elle ? On s’accoutume de cette pratique du selfie, pour avoir une photo de profil, pour garder un souvenir lors d’un moment passé avec un proche, à la fin d’une réunion familiale… Mais qui sommes-nous sur cette image et pourquoi cette image nous obsède-t-elle de plus en plus ? L’émergence de filtres sur les réseaux sociaux interroge la poétesse qui y fait référence de manière oblique, comme pour court-circuiter ce qui se constitue en un système d’images :

Rien n’est dit de manière directe : la prose poétique prend de biais la pratique du selfie pour l’explorer, la décortiquer. Écrire à propos de cette image de soi-même, c’est écrire aussi la mesure de notre temps, comprendre ce qui se joue dans cette pratique en lien avec la langue. Cette image de soi-même, publiée sur les réseaux sociaux ou bien même gardée précieusement dans la pellicule de son téléphone, rend problématique la parole poétique qui supprime les liens syntaxiques et logiques dans le recueil, énonçant une parole cryptique mais aussi comme totalement détachée de toute volonté de dire quelque chose – la prose poétique du selfie ne dit rien, elle s’absente à sa propre parole comme l’individu s’absente à lui-même lors de la pose photographique. 

Si elle ne dit rien c’est peut-être aussi parce qu’elle va à toute vitesse, qu’elle ne retient rien : 

C’est une image de soi en fuite que donne à penser Anne Portugal. Dans le selfie rien ne se retient de la présence, ce que l’on peut voir de l’individu est seulement son absence à lui-même, et cette absence troue le texte, visuellement et syntaxiquement.

Dans le selfie rien ne se retient de la présence, ce que l’on peut voir de l’individu est seulement son absence à lui-même, et cette absence troue le texte, visuellement et syntaxiquement.

Un emportement personnel

« Je ne sais pas si je passe bien dans le paysage », dit la quatrième de couverture. Le selfie indéniablement renvoie à une pratique personnelle : composé de « self » avec le suffixe « ie », le selfie est tourné vers le soi. Le selfie implique un retour sur soi, dans une prise de conscience de son image, de son corps, de son visage, en lien avec un environnement, avec les autres. Ici Anne Portugal décale et retravaille cette étymologie en intitulant son recueil « s&lfies ». Le pluriel et l’esperluette montre peut-être que, plus qu’une pratique personnelle, le « s&lfie » peut être une pratique sociale que l’on fait « avec », dans une volonté de tendre vers les autres, vers le « paysage » :

« le monde s’enfuyait des restes

vaporisait

l’attachement société

disposait des gens à côté

différents cloisonnés

indéterminés

alors que nous savions

les yeux des autres

à proximité

ça devait être bien de faire ça »

Différences, distinctions, cloisonnements – le selfie se risque à cela. Mais dans un même mouvement, en devenant une pratique réflexive d’écriture poétique chez Anne Portugal, le selfie détient un « pouvoir fixateur » contrebalancé par le « zigzag de ces lignes ». Une pratique de l’entre-deux qui montre ce qui fuit et ce qui reste, créant un système court-circuité, dysfonctionnel – finalement une pratique poétique. 

  • s&lfies, Anne Portugal, P.O.L., 2023

Crédit photo : Anne Portugal © John Foley/P.O.L