Professeur de philosophie à l’université Jean Moulin-Lyon 3, Stéphane Madelrieux a notamment rédigé des travaux autour de William James et Henri Bergson. Attaché au pragmatisme américain et à l’empirisme, il propose dans son ouvrage Philosophie des expériences radicales une analyse de ces expériences dites “radicales”, en s’appuyant sur les théories et l’arsenal conceptuel de plusieurs philosophes français contemporains.

Philosophie des expériences radicales, Madelrieux.

Il y aurait dans l’expérience une recherche de l’extraordinaire, bien que cela ne soit ni le seul aspect constitutif, ni le seul aspect enrichissant de l’expérience. Madelrieux propose de réconcilier empirisme et métaphysique, afin de reconnaître l’expérience radicale comme un enjeu philosophique et existentiel majeur – et non une simple fantaisie esthétique voire morbide. Publié aux éditions du Seuil, cet ouvrage ne se propose pas de réinterpréter la phénoménologie mais s’intéresse à ce vers quoi tend la radicalité propre à certaines expériences. Une fois cette radicalité analysée, il sera question, pour Madelrieux, de la dépasser. 

Comme susmentionné, Stéphane Madelrieux s’intéresse au pragmatisme américain, mouvement de pensée qui dépasse le rationalisme en se rapprochant de l’expérience comme moyen d’accéder à une certaine vérité. De façon cohérente, il s’est également intéressé à l’empirisme. Ce courant fait de nos expériences sensibles l’origine de nos connaissances. Dès lors, son intérêt pour la philosophie contemporaine ne pouvait ignorer la phénoménologie, néologisme apparu au XXème siècle. Dans son ouvrage, Madelrieux choisit de dépasser Husserl et Heiddeger pour se consacrer à Henri Bergson, Jean Wahl, Gilles Deleuze, Georges Bataille, Maurice Blanchot et Michel Foucault. Ces philosophes français ont en commun cette philosophie de l’expérience radicale que l’auteur caractérise par les « expériences premières » et les « expériences ultimes » qu’il nomme également « expérience pure » et « expérience-limite ». Il envisage un empirisme métaphysique capable de réconcilier des traditions antagonistes dans lesquelles la métaphysique était d’un côté et l’empirisme de l’autre. Plus encore, il fait de la métaphysique une source de connaissance empirique en s’attardant plus particulièrement sur les expériences singulières. Ce ne sont plus les expériences ordinaires qui ont valeur de connaissance, mais bel et bien les expériences radicales qui permettent d’accéder à ce qui serait une expérience absolue et, donc, une forme de vérité.

L’expérience métaphysique est un empirisme comme les autres

La tradition métaphysique s’est distinguée par son intérêt envers les croyances et le suprasensible. Guidée vers la connaissance de l’être, de l’essence et de la matière, elle s’est tournée vers l’au-delà de nos expériences sensibles, là où notre condition humaine rencontre certaines limites. Ainsi elle s’est positionnée à l’encontre des traditions empiristes qui, elles, voulaient placer l’expérience avant les connaissances et faisaient de l’expérience sensible une condition indépassable. Selon les empiristes, il ne pouvait y avoir de connaissances au-delà de l’expérience. Ainsi, la phénoménologie qui en découle pose l’existence de la conscience. Sans cette conscience, les choses ne seraient pas perçues et donc leur existence même serait remise en cause. On comprend ainsi le lien établi entre ce qui relève de la conscience, et donc d’une expérience individuelle, et ce qui relève de règles et de lois tangibles qui découlent de l’expérience sensible. Ce lien permet d’établir une possible union entre la métaphysique et l’empirisme. Il serait la possibilité d’un renversement du concret vers l’abstrait. Et même, de la cohabitation des deux opposés. Bergson pourrait se situer du côté du concret tandis que Deleuze serait du côté de l’abstrait. Mais le livre explique finalement que ces auteurs ne sont pas opposés et proposent une philosophie commune. Cela est compréhensible grâce à leur recherche de l’expérience radicale. Une expérience qui irait au-delà de l’ordinaire.

La transcendance, une approche de la connaissance

Cette expérience du quotidien ne permettrait pas d’aller au-delà des limites qui n’engagent aucun dépassement de soi.

Il faut donc comprendre qu’il y a une « une expérience moyenne, au sens où elle est chargée de médiations qui sont des moyens pour les êtres humains de vivre dans leur environnement naturel et social, mais qui les empêchent en réalité de vivre d’une plus haute existence. » Cette expérience du quotidien ne permettrait pas d’aller au-delà des limites qui n’engagent aucun dépassement de soi. Elle serait l’expérience rationnelle de ce qui nous entoure, celle qui ne remet pas en cause notre condition, notre environnement, notre temporalité. Cette expérience nie d’une certaine manière la conscience. Il y aurait donc la possibilité d’une « expérience pure » qui serait « originaire ». Celle-ci est représentée par Bergson et Deleuze. Et une « expérience-limite », représentée par Bataille, Blanchot et Foucault, qui s’oppose aux bornes de l’expérience ordinaire, « raisonnable et modérée » qui « nous empêche de vivre pleinement, en allant tout au bout des possibilités de la vie. »

Il ne s’agit pas d’expérimenter notre environnement sensible mais de le remettre en question, de le confronter à notre conscience, qu’elle soit individuelle mais aussi métaphysique, et notamment temporelle.

Il ne s’agit pas d’expérimenter notre environnement sensible mais de le remettre en question, de le confronter à notre conscience, qu’elle soit individuelle mais aussi métaphysique, et notamment temporelle. En ce sens, l’auteur nous rappelle que Bergson a introduit la question de la durée et, avec elle, celle de la conscience. Le philosophe introduit donc la psychologie comme « utilité pratique » face à une métaphysique qui a priori n’en aurait pas. C’est une façon d’aborder la métaphysique autrement, de lui donner une consistance concrète, incarnée par l’être. Madelrieux rappelle que « la conscience, telle qu’elle est en elle-même, a beau être durée, elle est posée hors du temps, elle n’a pas d’origine empirique. L’être commence avec elle. » Nous comprenons ainsi que pour attester d’un empirisme métaphysique il faut reconsidérer la place de l’être dans la constitution d’une telle philosophie. Les expériences radicales, qu’elles soient liées à la mort, à la sexualité, à l’art, à l’écriture, embarquent avec elles le poids de l’être. Ainsi, cette expérience dépasse les bornes rationnelles de notre univers sensible pour atteindre l’essence d’une expérience qui vaudrait pour elle-même. Le sujet serait ainsi une manière « d’accomplir le projet » d’un empirisme métaphysique même s’il ne faut jamais perdre de vue que ce qui compte c’est l’expérience davantage que le sujet. C’est ainsi que l’expérience radicale permet d’aboutir à une forme de transcendance, écartée de sa condition individuelle – du sujet – et valorisée en tant que telle. L’ouvrage explique d’ailleurs que « Bataille fait constamment référence aux expériences mystiques » et « cherche à dépasser l’expérience mystique en laissant derrière lui tout projet dans laquelle elle serait encore prise (en l’occurence, le projet de salut), parce qu’un tel projet limiterait la souveraineté d’une telle expérience en la subordonnant à un but prédéfini. » Pour que l’expérience aboutisse à une forme de transcendance, elle ne doit rien viser, sinon l’abstraction. C’est aussi en cela que l’élaboration d’une « expérience intérieure » selon Bataille prend toute son importance dans la reconnaissance d’une transcendance qui peut se situer en soi mais également hors de soi. 

il s’agira ensuite de redonner à l’ordinaire la puissance métaphysique qui pourrait être la sienne

Dépasser l’attrait de l’expérience radicale c’est rechercher ce qui lui donnerait une valeur supplémentaire, absolue. Ainsi cet ouvrage donne à comprendre que la radicalité permet d’atteindre une certaine essence, qu’elle soit liée à l’individu ou à ce qui l’entoure. Cette radicalité pourrait s’apparenter à une forme d’artifice, être un recours séduisant puisque loin de l’ordinaire. Mais l’auteur nous apprend à « déradicaliser l’expérience ». Une fois qu’il a exposé les différents types d’expériences radicales, il nous permet de les reconsidérer. De fait, il s’agira ensuite de redonner à l’ordinaire la puissance métaphysique qui pourrait être la sienne. Ce qui permettra ensuite d’aboutir à la reconnaissance d’un « empirisme naturaliste », comme l’évoque Madelrieux, en reprenant les mots de John Dewey.

  • Stéphane Madelrieux, Philosophie des expériences radicales, Editions du Seuil, 2022.

Crédit photo : Stéphane Malderieux © Astrid di Crollalanza