À Paris, le Parisien ne fait du sport que pour s’entretenir. Voilà le constat acerbe dressé par Nicolas Chemla, en période d’ouverture de JO. Un texte à retrouver dans le N°5 de notre revue papier sur le Sport.
« Paris aime le sport » … quelle énorme blague.
Certes, Coubertin était Parisien, mais vous connaissez un lanceur de disque intramuros, vous ? Non, je ne parle pas de “disc-jockey”. Personnellement, le seul Parisien que je connais qui pratique la lutte est un type qui gère un site gay de “wrestle fetish”. D’ailleurs tous les Parisiens ont prévu d’être le plus loin possible de la capitale durant les J.O cet été. Ils abandonnent la ville aux bouseux, aux brutes, aux bourrins, aux bas du front. On vous laisse les clés.
J’ai vécu à Londres, Amsterdam, San Francisco; je suis allé des dizaines de fois à New York, plusieurs fois à Sydney : là-bas, le sport est partout. On le trouve dans tous les restos populaires des menus cardios, prise de masse, riche en protéines et autres attentions aux régimes des « sportifs» . A tous les coins de rue, des salles de sport. Dans les pubs, des équipes. Sur les bords de la Tamise, les clubs d’aviron, de foot, de rugby. Dans les parcs, des joggers. À toute heure du jour et de la nuit, des types et des filles en sueur, lycra et débardeur, leur biberon de sports drink à la main.
Chez nous, le Kaiser Lagerfeld, maître incontesté des élégances, a tranché : «le pantalon de jogging est un signe de défaite. Vous avez perdu le contrôle de votre vie, donc vous sortez en jogging » . Plutôt crever que suer – ou pire encore, être vu suant. Mes amants anglo-saxons s’étonnaient toujours de la finesse des bras des hommes ici : « ne soulèvent-ils donc jamais rien ? ».
Vous avez déjà entendu quelqu’un vous répondre: « désolé, je ne serais pas des vôtres pour ton vernissage, ce soir c’est mon dernier entraînement avant les championnats régionaux ».
Bourdieu démontre admirablement, dans La Distinction, les corrélations évidentes entre capital économique et culturel d’un côté, rapport au corps, à la silhouette et au sport de l’autre : plus on est en haut de l’échelle, plus on ne pratique que des sports légers, et légèrement.
Ça reste vrai.
Indépendamment de la sociabilité et du réseautage, le Parisien ne fait du sport que pour « s’entretenir », maintenir une silhouette élégante. Et puis il y a les modes : après la gym suédoise, le pilate, le krav maga, la boxe, maintenant c’est l’escalade et le soul-cycle qui ont le vent en poupe. C’est aussi une question de style : cette année, on est très Patagonia, Snap et Salomon.
Nos systèmes de formation y sont sans doute pour beaucoup: contrairement aux pays sus-cités, où les bourses sportives vous ouvrent les portes des meilleures universités, en France, à de rares exceptions près, le sport ne mène nulle part.
En tout cas pas à Paris.
Non, à Paris ne « montent » que les forts en thèmes, les premiers de la classe, les âmes sensibles et les modeux, les créateurs en herbe et les aspirants écrivains – les “bleeding hearts and artists” dont parle Roger Waters dans The Wall.
Pour eux, au mieux, le sport, c’est un vieux rêve contrarié – ils ont été vaguement bons, mais le passage en 4e est rédhibitoire, puis le lycée, et la prépa, n’en parlons pas : les études d’abord. Ou encore : c’est une revivance, encourageant une équipe de foot dans un bar, d’enthousiasmes de jeunesse, avec leur père ou leur grand frère, ou des matchs entre copains avec leurs potes de la cité qu’ils ne revoient plus depuis longtemps.
Au pire, c’est des souvenirs cauchemardesques d’humiliations incessantes, façon Törless de Musil ou presque, de la part des élèves comme des profs, parce qu’on n’est pas fait pour, on est gaulé comme une crevette, on manque de coordination – moi, qui étais premier dans toutes les matières, je finissais toujours bon dernier, et en marchant, le cross bi-annuel, serrant mon point de côté et grattant jusqu’au sang ma peau fragile rougie par les afflux de ma circulation affolée, et les assauts du froid; un prof de sport m’a « traité » d’handicapé psychomoteur sous les rires gras de la classe entière, parce que j’étais pas foutu de servir au Volley; un autre m’a mis une baffe bien costaude (je sens encore le choc de sa bague contre ma pommette) parce que j’avais étouffé un ricanement alors qu’il venait de faire une faute de français (je ne sais plus laquelle).
Étrangement, c’est après la prépa que je suis devenu sportif; le programme de philo portait sur “le corps” – je dois à Merleau-Ponty d’avoir réalisé que j’en avais un, et qu’il n’était pas le tombeau de mon âme, bien au contraire.
Alors j’ai connu l’effort au-delà du fameux mur de la douleur, cette sensation d’habiter pleinement chaque cellule de ton corps, et chaque centième de seconde, l’extase de l’épuisement, et cet élan inenvisageable d’un soi qui ne se réalise que dans un geste qui ne lui appartient pas; j’ai connu la prise de pulse avant et après, les levers avant l’aube pour rejoindre en voiture des trous paumés, et, sur le fleuve encore voilé de brumes, à bord du huit à l’arrêt, avec l’équipe d’aviron, le vide dans la tête et le silence soudain, quand l’entraîneur, debout sur son zodiac, interrompt sa harangue électrisante pour admirer l’envol d’un héron ; et « jamais je ne me suis senti aussi sûr de posséder le point du jour» , comme l’écrit Mishima dans Le Soleil et l’Acier, moi aussi j’ai senti que « livrer mon corps pour une cause insufflait à mes muscles une vie nouvelle, unis au devant de la mort et de la gloire » , moi aussi je me suis senti investi de cette identité tragique dont il parle, et ces « menues résurrections qui avaient lieu après l’effort » – et j’ai connu l’elastoplast autour des doigts en sang, et les piles de linge sale puant, les fringues trempées de sueur et les chaussures couvertes de boue et les vieilles barres énergétiques entamées au fond du sac, et les retours en fanfare, ou dépité.
Le Parisien croit avec beaucoup trop de certitude en sa propre importance pour à ce point perdre son temps en de telles futilités, de tels enfantillages.
Bien sûr, c’est en train de changer – les jeunes instagrammés, tiktokisés, contraints par Tinder à soumettre leur corps aux exigences du marché, s’adonnent à l’activité physique avec de plus en plus d’assiduité. Mais ça reste un moyen plutôt qu’une fin.
On aurait pu croire qu’avec eux, la donne allait changer. Mais non : le sport, sous ses airs inclusifs, va à l’encontre de toutes leurs valeurs : sacrifice de soi, efforts violents, pression psychologique, et sans doute le pire de tout, hiérarchisation des individus. Quelle que soit la manière dont on l’analyse (privilège, génétique, ténacité, ascèse, maîtrise technique, hasard), le sport officialise ce qu’on ne supporte plus : l’inégalité.
Pour l’accepter, il faut comprendre ce que je n’ai saisis que bien tard, et que je ne comprenais pas quand je n’étais qu’un “intello” : un rapport à soi, aux autres, au monde, à la vie, au cosmos, au hasard, à la loi, une espèce de pirouette fondamentalement derridienne qui s’exprime sur tous les terrains de sport du monde : ce n’est pas parce que la vie n’est qu’un jeu qu’il ne faut pas la prendre au sérieux.
Cette création est extraite de la revue papier N°5 sur le Sport. Je commande mon exemplaire :