Le président Bayrou, élu en 2027, a trouvé une solution « géniale » pour guérir la France de ses crispations identitaires : créer une allocation qui encourage les mariages mixtes. Mais alors que l’endettement du pays s’accroît, une question se pose : l’amour au temps des déficits est-il possible ? 
David Spector propose une redoutable satire, qui tourne en dérision les politiques communautaires, autant que les clivages politiques contemporains. 

Illustration : Vieux Juif avec trois Arabes de Jean-Léon Gérôme

Juin 2027 : 5% du PIB

À peine élu en mai 2027, le président Bayrou décida de mettre en œuvre une des promesses-phares de sa campagne : une incitation financière aux mariages et aux PACS entre Juifs et Arabes. Il comptait, par ce moyen, apaiser les relations intercommunautaires qui s’étaient tendues depuis le regain de violence au Proche-Orient et les provocations d’entrepreneurs identitaires peu scrupuleux, et même de certains partis politiques. La France allait montrer au monde comment, avec un peu d’imagination, on pouvait faire société.

Cette proposition s’était avérée étonnamment populaire. Les gens commençaient à en avoir marre des histoires de Juifs et d’Arabes, et ils espéraient que ces unions, non pas forcées mais encouragées, calmeraient les choses. Mais comme chacun sait, le diable se cache dans les détails et bien des questions se posent quand on entend transformer une promesse de campagne en projet de loi. La plus épineuse concernait la nature des unions à subventionner : seulement celles entre Juifs et Arabes, ou plus largement celles entre Juifs et non-Juifs d’une part, entre Arabes et non-Arabes d’autre part ? 

Selon ses partisans, l’ « option large » qui encourageait les mariages mixtes de toutes sortes conduirait à la dilution bienvenue des identités trop affirmées qui finissaient par se heurter. C’était la meilleure manière d’éviter l’importation du conflit dans l’Hexagone : qui pouvait imaginer des violences entre un Judéo-Breton et un Arabo-Breton dont les mères seraient sœurs ?

Mais l’option large fut vaincue par une convergence d’oppositions. Pour ses adversaires, elle revenait à jouer aux apprentis-sorciers. Que savait-on des passions identitaires qui agiteraient les futurs Judéo-Savoyards ou Arabo-Auvergnats ? Si les Juifs et les Arabes épousaient tous des Français de vieille souche, leurs enfants seraient seulement demi-juifs ou demi-arabes, certes. Mais à l’âge identitaire dans lequel nous vivions, ces enfants ne seraient-ils pas tentés d’adopter l’identité la plus abrasive, celle de leur parent juif ou arabe, plutôt que celle, un peu mollassonne, de leur parent français de souche ? On aurait l’air malins ! Il fallait faire preuve de sagesse, ne pas prendre de risque, et subventionner exclusivement les unions judéo-arabes qui, seules, garantissaient une identité émoussée : le conflit entre les origines parentales serait si vif que la seule solution viable pour les enfants serait de devenir de petits Français universalistes. Un député féru de physique résuma l’affaire ainsi : la matière et l’antimatière, quand elles entrent en contact, s’annihilent mutuellement et libèrent de l’énergie pure – une énergie dont la France, justement, avait un besoin criant.

Une note confidentielle de la Direction générale du Trésor, opportunément fuitée dans Le Canard enchaîné, alerta sur le coût de la mesure envisagée si son périmètre était trop large, alors que le déficit budgétaire prévu pour l’année atteignait 5 % du PIB. Elle finit de convaincre le Gouvernement de retenir l’option étroite, une allocation versée aux couples judéo-arabes pacsés ou mariés. 

Le Rassemblement National s’éleva contre le racisme anti – Français de souche de la mesure, puisque seuls les Juifs et les Arabes avaient une chance de recevoir l’allocation. La France Insoumise protesta contre une politique qui, encore une fois, traitait les Juifs en chouchous de la République et discriminait les Arabes. En effet, comme il y avait dix fois plus d’Arabes que de Juifs en France, ces derniers, en épousant tous des Arabes, pourraient en théorie tous recevoir l’allocation, alors que dans ce même scénario, neuf-dixièmes des Arabes n’y auraient pas droit. De plus, qui disait que, sous la pression de Bruxelles, du néolibéralisme et des menées étatsuniennes, on n’allait pas invoquer le coût de cette mesure pour accentuer la politique de destruction des services publics ?

Les milieux juifs et arabes étaient partagés. D’un côté, la promesse d’une allocation ; de l’autre, une volonté évidente de destruction de leurs identités. Face à cela, le souvenir de la première épouse – égyptienne – de Moïse ou de la onzième épouse – juive – de Mahomet ne pesait pas lourd. Seul l’imam Chalghoumi approuva sans réserve une mesure qui semblait annoncer une ère de fraternisation accrue.

Bien sûr, le projet avait suscité des inquiétudes au début. Pour le mettre en œuvre, il faudrait commencer par identifier les Juifs et les Arabes. Allait-on revenir au recensement des Juifs comme sous Vichy, au Code de l’indigénat, aux deux Collèges de l’Algérie française ? Le Gouvernement désamorça ces critiques : il ne s’agissait pas de pratiquer une quelconque discrimination au détriment des populations concernées, mais seulement de leur offrir un nouveau droit. On rappela aussi que l’allocation serait facultative : nul ne serait obligé de se déclarer juif ou arabe, il n’y aurait aucune inquisition.

Ces assurances, ainsi que l’opposition commune de LFI et du RN, achevèrent de convaincre les partis de l’ « arc républicain » que la mesure proposée était, justement, républicaine.

Au sein de la coalition bayrouiste au Parlement, les débats les plus vifs furent de nature sémantique. Comment nommer la subvention nouvelle ? L’aile gauche proposa allocation de métissage. Mais pour l’aide droite, « allocation » évoquait trop nettement l’assistanat, et « métissage » une politique d’immigration laxiste. Elle proposa prime incitative anti-communautariste, expression qui avait le mérite de désigner l’adversaire sans barguigner, et de rappeler que l’économie était affaire d’incitations. Cela donnerait un os à ronger aux quelques parlementaires libéraux qui n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent alors que la dépense publique venait d’atteindre le niveau record de 60 % du PIB. Finalement, à la mi-juin, après plusieurs allers-retours entre l’Assemblée et le Sénat, on tomba d’accord sur un compromis, bonus universaliste, qui rappelait la finalité morale de la mesure sans stigmatiser personne. 

Bernard-Henri Lévy, que le Président n’avait pas invité à l’Élysée depuis son élection et qui supportait mal cette disgrâce, soutint le bonus universaliste avec ferveur. À la télévision, il compara François Bayrou à Alexandre le Grand célébrant, à Suse, les noces de milliers de ses officiers avec les filles de la noblesse perse et mède. Heureux de cet acte public d’allégeance, le président Bayrou fut flatté d’être comparé au héros qui avait conquis le monde à trente ans, car il regrettait secrètement sa jeunesse enfuie même s’il avait endossé le costume du vieux notable pour être enfin élu par une France fatiguée. Malheureusement pour BHL, un historien spécialiste de l’Empire achéménide qui participait à la même émission mit en pièces son récit, ce qui augmenta encore la jubilation silencieuse du Président.

Le débat public aurait été incomplet sans Edgar Morin. Dans un long article où se mêlaient harmonieusement les mots « paradigme », « complexité » et « altérité », le sage centenaire se réjouissait d’une politique qui, à l’initiative d’un Béarnais catholique, allait donner naissance à des enfants qui ne seraient ni juifs ni arabes, mais les premiers hommes et femmes d’un nouveau peuple simplement « sémite ». Ces pionniers ouvriraient à l’humanité des horizons insoupçonnés, dont on ne pouvait encore rien entrevoir sinon qu’ils seraient complexes, forcément complexes.  

Dans sa chronique pour Le Monde, Thomas Piketty fut moins enthousiaste. D’un côté, il notait avec satisfaction que le bonus universaliste allait faciliter la mise en place de statistiques ethniques et en conséquence une mesure plus fine des inégalités. D’un autre, il se désolait de son effet inégalitaire. En effet, parmi les Arabes comme parmi les Juifs, les mariés exogames, bénéficiaires du bonus, étaient plus riches que la moyenne. Les Arabes et les Juifs pauvres, souvent plus religieux et regroupés dans des quartiers homogènes, finissaient logiquement par se marier entre eux. L’allocation proposée allait donc augmenter l’inégalité interne à chacune des deux communautés. De toute façon, il était évident que la seule mesure susceptible de diminuer les tensions entre Juifs et Arabes, en France comme au Proche-Orient, était l’instauration, « urgente », d’un impôt progressif mondial sur le capital, fruit d’une délibération démocratique que les chercheurs en sciences sociales se feraient un plaisir d’éclairer.

La question de l’identification s’avéra plus simple que ce qu’on pouvait craindre. Il n’était pas question de se fonder sur des déclarations non étayées : l’autodétermination de judéité ou d’arabité avait encore moins de partisans que l’autodétermination de genre, puisque si on l’autorisait, tous les couples se déclareraient judéo-arabes pour percevoir le bonus. Mais en remontant aux grands-parents et en croisant les attestations de mariage religieux, les fichiers de l’Algérie française et de Vichy, et les données sur les pays d’origine, il ne serait pas difficile de démontrer qu’on était juif ou arabe.

S’ensuivit un âge d’or de l’amour judéo-arabe. Les polémiques sur l’appropriation culturelle du houmous et du falafel prirent fin quand s’épousèrent le patron du Roi du falafel et celui de La Rose de Homs. Ce mariage gay judéo-arabe démontrait les progrès des deux communautés dans l’assimilation des valeurs de la République, et les mariés profitèrent de la couverture médiatique pour ouvrir en grande pompe le Falafel gaulois, restaurant de deux-cents couverts aux Champs-Élysées. Dans la chaleur de l’été qui suivit l’élection de François Bayrou, on vit fleurir en plein air les ateliers de philologie sémitique comparée, où les participants découvraient que la parenté de l’arabe et de l’hébreu allait au-delà de la ressemblance entre salam et shalom. Dans la nuit douce parfumée par les effluves des jasmins et des tilleuls, on s’émerveillait tout autant des ressemblances que des petites différences : au tsadik hébreu qui signifie le Juste correspondait le sadiq arabe qui signifie ami ; médina désignait la ville en arabe mais l’État en hébreu ; et au lahm arabe répondait le lekhem hébreu, de sorte que Bethlehem, la maison du pain, était aussi Bayt Lahm, la maison de la viande. Quoi de plus propice à l’attraction amoureuse qu’une exhibition mutuelle d’érudition étymologique ? Ces ateliers furent le ferment de nombreux PACS et mariages. On commença à comprendre en haut lieu que le bonus universaliste coûterait beaucoup plus cher que prévu.