Adolescent-es, nous avons toutes et tous eu des rivaux. Gens d’une espèce autre, qui nous paraissent surhumains, et pour lesquels nous nourrissons une admiration paradoxale. On les hait, mais on crève de ne pas être faits sur leur
modèle. Comme la narratrice de ce texte puissant et cruel, on serait prêt à devenir leur « plancher ». Emma Cambier, autrice talentueuse, élève du master de création littéraire de La Cambre, dresse dans ce texte le portrait de Jeanne, vue par les yeux de sa narratrice. Elle raconte leur amitié cannibale, celle d’une jeunesse qui s’épie et se scrute, à travers l’obsession des images capturées à chaque instant, qui sont à la fois remède et poison pour notre corps qui toujours inquiète.

Ses cheveux, comme des fouets de lumière, attaquaient sans fatigue la saillie de ses reins. Je l’aimais tant, je la trouvais si belle que son corps frappé par ses cheveux m’était presque une offense. Vous savez, les femmes si belles qu’elles font mal. Qui marchent si bien qu’elles vous brûlent, elles vous humilient, elles questionnent votre droit de marcher sur la Terre au même endroit après elles. Jeanne, cette salope, en bas de ses reins recouverts de cheveux noir pétrole, avait aussi des mollets de jument, vifs et cerclés d’anneaux d’or. Elle se déplaçait comme une esclave lascive et volontaire, elle regardait d’un œil bovin, insupportable et bandant chaque possesseur de bite au kilomètre à la ronde. J’ai mis du temps à la vaincre. Tout notre temps du lycée. J’observais en me mordant l’intérieur des joues son cul et sa peau qui bronzait sans rougir et son voile de cheveux plus épais que des antennes de sauterelles, ses yeux tout aussi noirs et lourds et je me disais que je la terrasserais, et je l’ai terrassée, six ans plus tard, et mon cul roulait bien mieux qu’elle et mes cheveux léchaient mes reins comme elle et mon regard frappait d’apathie chaque humain et j’ai même baisé Jeanne et ça n’a pas suffi, ce qui est révoltant quand on y pense et ne laisse que bien peu d’espérance au sort humain et quand j’avais sa langue dans ma bouche et ses supplications dans mes oreilles c’était trop beau pour être vrai, elle allait me mentir forcément comme elle l’avait toujours fait et se lasser, il ne me restait plus qu’à la trahir plus fort et à l’aimer moins bien et à me protéger de ses chansons de sirène. 

Jeanne était mon amie de lycée. Elle s’était fait renvoyer de son école et enfermer chez les bonnes sœurs où j’étais déjà cloîtrée depuis deux ans, suite à la mort de papa. Sa vie a changé la mienne qui a rapidement changé la sienne. 

Quand j’ai commencé à la prendre en photo et qu’elle a commencé à être prise en photo par moi, notre amitié a changé du tout au tout. On avait d’abord décidé de se prendre en photo mutuellement comme toutes les lycéennes qui veulent se voir et se retoucher. Mais comme on avait décrété que ses photos étaient moches et qu’elle était très photogénique, le jeu avait rapidement pris un seul sens : je prenais les photos de Jeanne et Jeanne se faisait prendre en photo par moi. C’est comme ça qu’elle est devenue la cheffe de notre amitié et que je suis devenue le plancher de son existence. Jeanne pleurait, se trouvait immonde, cachait les miroirs de notre chambre d’internat avec des foulards pour ne pas avoir à se regarder. Moi je la faisais se tourner, se déshabiller, je la rassurais par une admiration...