En 2124, sous la neige incessante de la Nixsolis, la nature impose ses lois. Une femme seule, perdue dans le froid glacial, doit choisir entre la survie et le respect des lois fédérales. Trouver un compromis, entre sa vie, et la préservation des arbres. Un récit intense de Raphaël Muller, où chaque geste est un dilemme moral, et où le feu devient l’héritier d’une sève sacrée.
Extrait de la Loi fédérale n°74 – 38, du 6 mai 2074 relative à la protection des plantes ligneuses :
« Considérant désormais essentiel la régulation du climat et l’ensemble des écosystèmes sauvages de la planète, blesser ou ôter la vie d’un arbre ou de toutes plantes ligneuses au stade adulte ou mature, représentent des infractions graves, passibles de poursuites judiciaires et d’emprisonnement. »
Belle et cruelle, la neige ne cesse plus de tomber, et avec elle la température. Cela fait plusieurs heures que je marche, frigorifiée, et je n’ai parcouru que la moitié du chemin. Je suis ralentie à chaque pas par l’épais tapis blanc dans lequel mes pieds se prennent, et vais certainement devoir passer la nuit à l’extérieur.
Je me suis laissée surprendre : rien ne laissait présager une telle journée. Ce matin, le soleil me réveillait et réchauffait la forêt. Mais nous sommes en 2124, en pleine Nixsolis1*, la période des bouleversements, la saison des catastrophes. Quatre mois pendant lesquels la sécheresse et le gel peuvent se succéder la même semaine. La journée s’annonçait belle, la nuit pourrait bien être blanche.
Le soleil commence à se coucher. Les conditions rendent le paysage méconnaissable et je risquerais de me perdre en continuant à marcher. Je décide de m’abriter comme je le peux au pied d’un arbre qui a retenu un peu de neige dans son feuillage. Quelles sont mes options ? Le gel qui a recouvert les branches m’empêche de grimper aux arbres et le sol est terriblement froid. Les bâtiments abandonnés que j’aperçois au loin sont maintenant trop abîmés pour faire office de refuge. Voilà maintenant des années que les saisons les fragilisent et les arbres que nous n’avons plus le droit de couper ont dessiné sur leurs murs des fissures avec leurs racines. Le béton s’effrite, menace de s’effondrer et la neige s’efforce d’étouffer sa moindre chance de rester debout. Le problème avec ce qui n’est pas vivant, c’est qu’on ne le voit même pas mourir.
Je suis clouée au sol. Je dois faire un feu.
Je laisse tomber mon sac à dos par terre et commence à le fouiller, à la recherche d’un briquet. Je sens la rugosité d’une corde, l’émail de ma gourde en terre, le poids d’un marteau et le tranchant d’un burin avant de trouver le métal froid de mon briquet.
Frénétiquement, je plonge mes mains dans la neige froide pour trouver des branches mortes, mais le froid m’a volé la possibilité de reconnaître une texture. Je ne sens même plus mes doigts. La neige est lourde quand les flocons arrêtent d’être légers et je dois la soulever pour trouver du bois.
Après de longues et épuisantes minutes de recherches, j’ai réuni suffisamment de combustible pour réchauffer mes mains. « À ta sève et ton corps ». J’arrache comme je peux l’écorce mouillée qui ne pourra prendre feu et organise les branches en pointe pour qu’elles puissent s’enflammer rapidement. Je retiens mon souffle et allume une brindille. Le bois est sacré et même l’idée d’en brûler du mort me donne des frissons dans la nuque. La petite flamme se met à courir sur la branche, mais rapidement s’épuise et doit s’arrêter pour reprendre son souffle. Elle pose un genou au sol, puis deux avant de mourir dans une dernière phrase de fumée.
La neige a rendu le bois trop humide et la seule manière de le faire sécher rapidement serait justement d’avoir du feu. Avec cette flamme s’éteignent mon espoir et mes rêves de chaleur. Je tremble et soupire. Je sais qu’à seulement quelques kilomètres d’ici m’attend ma cabane. Mon abri perché dans les arbres, bien loin du sol froid qui menace de m’engloutir. Je donnerais mes mains pour y être téléportée. Je les donnerais pour revoir ce qu’elles ont construit.
Je me demande si mes voisins ont remarqué mon absence. Nous vivons en petit groupe d’une dizaine de familles et chaque foyer a construit son abri suspendu en cueillant parmi les matériaux des anciennes villes abandonnées. J’ai bâti ma tanière toute seule et la réputation d’autonomie qui me colle à la peau aura certainement dissuadé les inquiets de venir à ma recherche. Imaginer cette cabane que j’ai minutieusement façonnée être dépecée, comme le veut la coutume, me fait beaucoup de peine. Car il en est ainsi : les éléments ne se perdent pas et dans une cérémonie joyeuse sont répartis les biens des défunts. Nous appelons cette célébration la KhuanBan. La cabane est épluchée en musique, comme pour rendre hommage à sa bâtisseuse une dernière fois, et chaque planche, chaque clou trouve son nouvel usage dans le foyer qu’il intègre. L’héritage est latéral, car seul l’arbre a le droit d’être vertical.
Je dois trouver...