Elle, discrète et fatiguée. Lui, volubile, cabossé par l’Histoire et le bitume. Entre leurs silences et ses tirades, se dessine un instant de vérité crue, à mi-chemin entre la rue et les rêves d’ailleurs. Un texte tendre, écrit par Lilia Mahfouz.
La nouvelle avait remarqué un énergumène qui l’observait. Un sac d’os, très typé, l’air un peu bête. Une coiffure de footballeur, les cheveux rasés sur les côtés. Il exhibait la croûte d’une blessure à l’arcade sourcilière. Il portait un jean troué, un tee-shirt militaire usé. Il se dandinait d’un pied sur l’autre sans la quitter des yeux. Il allait bientôt se déplacer pour l’aborder, c’était cousu de fil blanc…
Abdel avait remarqué une nouvelle, assise toute seule sur un banc. Elle fumait. Elle était peut-être cool, fallait voir. Plus toute jeune. Des beaux restes quand même. Elle serait pas loin de ressembler à l’autre là, Rachida Dati. C’était peut-être sa frangine. Pourquoi pas ? La Dati, elle avait bien un frérot qui avait fait de la taule. Pourquoi elle aurait pas une Sister maboule ? Elle portait un pantalon noir bien coupé et un chemisier blanc. Simple et classe, Abdel avait l’œil. Après, y avait son air un peu bête. Mais ça, c’était à cause des saloperies qu’ils refilaient. Allez, c’était le moment de taxer une clope…
Abdel était né d’une longue histoire d’amour et de haine entre la France et l’Algérie. À la première guerre, un oncle était déjà revenu la gueule cassée. À la deuxième, l’arrière-grand-père avait récolté trois balles allemandes dans un village français, avant de succomber, mort pour la France, sans souvenir ni décoration. Malgré cela, le grand-père d’Abel avait choisi le camp du colonisateur durant la guerre d’Algérie. Il l’avait choisi par héritage car dans son village natal d’une montagne oubliée, on avait toujours combattu pour la France. À l’heure de l’indépendance, le village natal avait été détruit et les habitants massacrés pour avoir trahi leur pays d’origine. Ce qui restait de la famille a transité dans un camp de l’Hexagone avant d’atterrir dans une banlieue triste près de Paris. Enfant de traîtres pour les uns, étranger pour les autres, depuis toujours, Abdel se sentait accablé par ce legs. Il n’a pas travaillé à l’école, s’est ennuyé au bas des immeubles. Il attendait quelque chose qui tardait à venir. Peut-être qu’inconsciemment, il attendait seulement la prochaine, celle qui l’enverrait à son tour au front.
Abdel a voulu parcourir le Monde. Il a suivi quelques esprits en mal de liberté, à travers la France, pour des festivals de musique et de fêtes. Ils faisaient la manche ensemble, buvaient, riaient, certains voyageaient avec leurs chiens. Ils ont vu du pays ; les Transmusicales de Rennes, Bourges et son Printemps, les Francofolies de La Rochelle. C’est comme ça qu’il avait découvert l’océan. La nuit, il aimait s’asseoir sur une plage déserte, pour regarder le ciel et écouter les vagues venir mourir à ses pieds, bien tranquille, avec son pack de bières. Parfois, il s’imaginait traverser toute cette eau, aller de l’autre côté, en Amérique. Il ne savait pas très bien où se trouvait New York, Miami ou Los Angeles, mai...