Qui ne s’est jamais senti mal lorsque, au collège, on nous imposait de heures de natation. La piscine comme enfer où l’on expose notre corps en mutation à la vue de tous les autres. Dans ce texte décapant, Julie Mandart fait du maillot de bain le marqueur d’une transformation. Un corps d’adolescent changeant, toujours soumis à la honte, et aux complexes. Un corps, surtout, sommé de renoncer à l’enfance.
8 heures 45. Plantés devant l’immensité du bleu artificiel, les pieds collés l’un contre l’autre sur le carrelage blanc, ils attendent leur prof.
Ça la gratte. À l’entrejambe. Le maillot de bain une pièce, violet, XS, acheté chez Décathlon avec sa mère le week-end dernier.
C’est la première fois qu’elle porte un vêtement en taille adulte, elle a tout détesté de cette expérience-là, les néons, les cabines d’essayage, et son corps déformé devant le miroir. Elle regarde les autres filles de sa classe en se demandant si, pour elles aussi, les problèmes arrivent.
Ça la gratte, et ça la serre, c’est douloureux presque, contre sa poitrine, cette matière collante qui l’enferme et l’expose en même temps. Elle a onze ans, bientôt douze, se situe à la frontière entre deux mondes, celui, des enfants qui s’efface, et celui des adultes, qui s’annonce. Elle ne se retrouve ni dans l’un, ni dans l’autre.
C’est l’élastique qui l’irrite. Celui qui encadre la culotte du maillot. Ça gratte, contre sa peau, contre ses cuisses. Elle n’a pas eu le temps de le remettre correctement dans les vestiaires.
Elle a juste arraché le morceau de plastique bleu qui la dégoûte, un peu rigide et transparent, collé sur le fond du vêtement, cette étiquette poisseuse signifiant qu’il n’avait pas été porté par d’autres, comme si des centaines de jeunes filles avant elle n’avaient pas essayé de rentrer dans ce bout de tissu mou, leurs mères derrière la porte s’enquérant de la praticité de l’objet alors ça te va ou pas ? c’est bon tu l’as mis ? fait voir, bah oui tu vois tu rentres dedans ! c’est ta taille ça ira très bien, allez on y va. Et elles, face à leurs corps mutants. La honte.
Elle n’a pas remis l’élastique en place, entre ses cuisses, parce qu’avant le cours, elle était trop occupée à se tortiller dans tous les sens pour tenter d’enfiler ce foutu maillot violet par-dessus son pantalon, pour ne surtout pas se retrouver nue dans les vestiaires. Elle n’a pas regardé le résultat final, n’a pas vu le tissu mal mis entre ses fesses, se sentant seulement soulagée d’avoir réussi l’épreuve haut la main et tentant ensuite de slalomer entre les amas de cheveux et les tongs oubliées sur le sol des douches de la piscine.
Elle a passé trop de temps, aussi, à étudier le corps des autres, discrètement. Les brassières de coton semi-remplies ou les torses encore lisses de ses copines, la couleur des sous-vêtements, la marque des jeans, les sticks de déodorants ; et puis la hiérarchie héritée de la cour de récré, celles qui se cachent derrière leurs serviettes, celles qui affichent leur début de puberté et enfin celles du milieu, dont elle fait partie, qui ne parlent pas et ne montrent aucun signe de distinction particulier, caractères et physiques interchangeables, aspects extra-terrestres dissimulés, normalité placardée.
Dans l’eau, ce sera différent, elle le sait. Les plus à l’aise dans la cour de récré sont rarement celles qui se distinguent dans les cours de sport. Les sacs à la mode, les téléphones et les cheveux plaqués n’ont pas leur place dans le bassin, personne ne fait attention aux corps des autres, ce qui importe c’est de nager vite, et bien. Mais là, dans l’entre-deux glacé de l’attente, dans l’attente du prof à venir, toutes alignées les unes à côté des autres, groupe humide sur le carrelage blanc, leurs bonnets de bain ridicules sur la tête, leurs pieds déjà baptisés par les eaux troubles du pédiluve, les garçons intercalés entre elles, elles sont à égalité.
L’an dernier, en primaire, il n’y avait pas de vestiaires, pas de nudité, pas de vrai sport. Il fallait venir en jogging, avec ses baskets, un tee-shirt, on faisait une balle au prisonnier ou du foot dans la cour, basta. Déjà, pourtant, elle n’était pas à l’aise avec son corps engoncé dans des habits informes, son corps incompétent qui n’arrivait pas à rattraper les balles, son corps condamné à ne pas être sportif, si elle en croyait la prof de CM1 qui lui avait balancé un jeudi après-midi que c’est pas possible d’être une empotée pareille et l’avait assignée à la distribution des dossards et des plots.
Et voilà qu’elle repart pour un cycle infernal, obligée de faire sport à la piscine municipale le lundi matin, le réveil brutal dans l’eau chlorée, ses mouvements contraints par ce maillot qui la colle, qu’elle rêverait d’arracher, qui tombe tellement moins bien sur elle que sur ses amies et dont elle se fout, contrairement à sa mère, qu’il soit pratique pour nager. Elle n’est pas la seule, deux classes sont condamnées, les sixièmes et les troisièmes, les grands, et eux. De toute façon tout le monde y passera, leur a certifié leur prof principale le jour de la rentrée, alors autant être les premiers. Tu parles.
Mais c’est le début de l’année, alors elle s’accroche, la tête enfoncée dans son bonnet de plastique, son corps en cours de métamorphose planté sur le sol sale, elle a froid, l’élastique la démange, mais elle tient.
Elle regarde droit devant elle, s’efforçant de ne pas faire dévier ses yeux vers les deux bosses qui colonisent sa poitrine depuis six ou sept mois. En quoi ça l’aiderait à nager, que ces excroissances soient exposées à la vue de toute la classe ?
Elle sent bien qu’elle mute, qu’elle se transforme, que son corps prend des chemins qui lui sont inconnus. On l’a traînée chez des tas de docteurs, elle a passé du temps dans les tubes gris des scanners, sur les balances des médecins, pour s’entendre dire que c’était trop tôt, son adolescence qui se pointe maintenant alors que l’enfance n’est pas finie. Sans blague.
Qu’est-ce qu’elle y peut, elle ?
C’est vrai que son corps ressemble plutôt à celui des grandes, les troisièmes assises à l’autre bout de la piscine. En tout cas, c’est ce qu’elle perçoit à travers les pans de nylon multicolores qui couvrent leurs corps à elles. La différence, c’est que dans leur cas, ça ne choque personne.
Elle croise les bras sur sa poitrine, devient invisible, tente de se faire oublier, pour que les autres ne se rendent pas compte de ce problème-là.
Elle a une drôle d’allure, sur le rebord du bassin, avec son buste verrouillé, figée devant l’échelle, ses jambes serrées parce que ça la gratte, toujours. L’odeur du chlore a envahi ses narines et le prof n’arrive pas. Ça l’énerve, elle se demande combien de temps ça va durer, cette humiliation corporelle dans la piscine publique.
Elle ne peut pas savoir, encore, que toutes ses amies, toute sa classe, toutes les personnes de son âge opèrent le même dialogue à l’intérieur de leurs têtes. Qu’elles ont toutes le même air apeuré et fier, la même manière de masquer leurs peurs et leurs hontes. Que les garçons complexent aussi dans leurs boxers noirs, que les grands affrontent des maux qu’elle ne connaît pas.
Elle ne peut pas se rendre compte de tout ce qu’il lui faudra affronter ensuite, les poils, les règles, les seins qui continueront de grossir, les vergetures, les variations de poids, de santé, les remarques sur son corps, les doutes sur la taille de ses cuisses, les commentaires sur la forme de son nez, la jalousie du corps des autres et l’envie de se dissocier d’elle-même.
Elle ne sait pas qu’un jour ça ira mieux, qu’elle regardera en souriant les groupes scolaires qu’elle croisera dans la rue, avec leurs cheveux mouillés, leurs sacs de piscine, leurs vêtements hideux et leurs adolescences en travers de la gueule.
Elle apprendra à s’aimer, elle fera du sport comme elle en a envie, sans aucun prof pour lui dire qu’elle est empotée ou que ça lui est interdit.
Elle comprendra alors que ce n’est pas le maillot qui compte, mais la manière dont elle s’approprie son corps, dedans.
Elle aura muté, simplement.