Le concept de vacances m’est assez étranger, comme celui de travail. Après des années de labeur, je me suis arrangé une vie dans laquelle, sans ne rien devoir à personne, je travaille le moins possible, consacrant le plus clair de mon temps à l’improductivité : je marche, je lis, je marche, je rêve, je contemple, j’écris. Pas forcément dans cet ordre. Le plus souvent possible : en tongs. Aussi Août ne diffère-t-il pas fondamentalement des autres mois. En juin, c’est sur des sentiers abandonnés que je suis allé me perdre, avec pour seul compagnon le bouleversant Tolstoï, le pas de l’ogre de Christiane Rancé. Mais tout est dans la tong.
La plupart des marcheurs ne marchent pas, ils avancent.
La plupart des marcheurs ne marchent pas, ils avancent. Ils déroulent les kilomètres et les dénivelés, enfilent les étapes sur leurs apps, les yeux rivés sur les stats de leur parcours actualisées en « temps réel » (c’te blague…) sans jamais véritablement éprouver les territoires et terrains qu’ils traversent à course bottée, sans jamais les connaître de tout leur corps, comme disait Herzog du pèlerin de BodhGaya dans La Roue du Temps, les connaître physiquement, charnellement pourrait-on dire (même si Herzog, lui, ne le dit pas).

Marcher en tongs, au contraire, m’oblige, moi qui suis toujours en quête de l’infiniment rien, à appréhender le terrain pas à pas, avec la plus délicate attention, la plus extrême, candide considération pour la moindre pierre éboulée, la moindre racine ou brindille avant que d’y poser le pied – toutes ces minuscules merveilles qui me parlent et où se terre, et parfois se laisse apercevoir, la signature des choses, qui s’allume et s’anime lorsque ton regard s’y pose, qui sont comme le luth muet tapi au fond de ton cœur, que seul l’archet de l’âme sait faire vibrer.
Pour les écrivains c’est pareil, la plupart déroulent en milliers de signes du verbiage au kilomètres, soucieux de cocher en passant les cases des sujets à la mode, les yeux rivés sur l’avis des autres, la pensée hashtag validée par les algos, cherchant à coller à tout prix à ce contemporain qui les préoccupe tant, tant ils flippent de ne plus être dans le coup.
« Une prière des pieds », disait ce bon vieux Léon.
Alors que c’est la langue elle-même qu’il faut scruter avec cette même attention pour le minuscule, les moindres modulations de ses vibrations sourdes, c’est la langue elle-même qu’il faut aborder avec la plus extrême précaution, mot après mot, son après son, phonème après phonème, jusqu’à ce que ce soit la phrase elle-même qui dicte sa musique et impose son rythme et te mène où elle va, en toute liberté. C’est quelque chose comme le DÉPOUILLEMENT auquel aspirait Tolstoï – parvenir à cet état d’abolition des limites de mon être jusqu’à n’être plus qu’un avec le monde, avec les feuilles et les écorces, les fleurs et les pierres, ÉPROUVER que mon âme, si une telle chose existe, ne s’éprouve véritablement qu’en ce qu’elle est une même trace de l’infini (du divin) que le monde impénétré qui l’entoure, l’accueille et l’émerveille jusqu’à l’étonnement (cet autre graal de Tolstoï). « Une prière des pieds », disait ce bon vieux Léon.
Ceci étant, nous vous rappelons qu’il est fortement déconseillé de randonner en tongs. Comme disait Jackass : dont try this at home !