Ah l’amour… Quelle folie, quand il vacille mais ne s’effondre pas ! Quand il s’use, se cabosse, tente des détours avant de revenir sur ses pas. Que reste-t-il du désir quand les corps ont trop vécu ? Et que vaut une promesse éternelle quand la maladie s’invite ? Regain est l’histoire d’un couple qui danse sur le fil du temps, entre derniers rebonds et ultimes renoncements, entre les restes d’un feu et l’ombre qui approche. Un feuilleton mordant, écrit par Lucas Dusserre.

Séverine revenait du travail quand elle a trouvé une Clio II, garée devant le portail. Christian était au bar américain de la cuisine, en train de parler avec une brune. « Ma Sève, j’te présente Roxanne, elle travaille au Bricomarché juste en face, ça te dérange pas si elle reste dîner avec nous ? » Dès le premier regard, Séverine avait bien senti, que cette fille-là puait le sexe. Elle a fait un accueil charmant à Séverine. « Votre mari m’a dit qu’il avait fait de la moto en très haut niveau… j’suis vachement impressionnée ! Et puis c’est fou ! J’ai passé mon permis y pas longtemps… » Séverine avait aucun mal pour l’imaginer, son corps de pimbêche bien moulé dans un pantalon en cuir ! Roxanne avait trente-cinq ans et vivait dans un HLM, en bas de Sisteron. 

Ils ont commandé des pizzas. Pendant le repas, Roxanne posa des questions à Christian sur sa « carrière », et il l’abreuvait d’anecdotes. « Alors attends, tu vas pas en croire tes oreilles… » En le regardant parler, Séverine pensait voir un autre homme, loin de ressembler à ce monstre d’humilité qu’elle avait connu, tout en s’inquiétant de ne pas se retrouver dans ce qu’il disait : ces longs voyages, à l’autre bout de la France, pour disputer des courses, et ces moments de fou rire, à la buvette, elle n’en avait aucun souvenir. Christian, assis en bout de table, était vraiment à l’aise, et l’homme qu’elle avait aimé avec un bout de gruière râpé voilant son menton, l’homme au dentier, qui faisait du bruit en avalant sa soupe, elle ne le retrouvait pas dans cette attitude orgueilleuse, dans cette assiette bien proche de la table ni dans cette fourchette et ce couteau, qui découpaient la part de pizza. Cette présence, à la fois si familière et si étrange, la propulsait mollement en dehors de la conversation et en dehors de la table : elle voyait, plus qu’elle n’entendait, des mots voyager derrière une vitre, et le visage de son mari apparaissait parfois, comme la lune derrière un voile de nuage, pour mieux éclairer sa nuit. Elle s’arrêtait alors sur ces yeux verts et ce large front bombé, sur ce nez aquilin, sur cette bouche large entourée d’une mousse drue et noire, qu’elle découvrait comme pour la première fois : « c’est donc ça mon mari », se disait-elle, sans parvenir à faire le lien entre cette figure et sa vie passée. Roxanne continuait son interview.

« -Et tu n’as jamais pensé à voyager, pour faire des internationales ?

– Ah si si bien sûr mais bon… Sève a jamais voulu partir… » Séverine, à bout de force, quitta la table. En regagnant sa chambre, elle avait claqué si fort la porte du couloir qu’un carreau de verre s’était brisé. 

Elle était en pyjama, allongée dans le lit ; la lumière fuchsia de la télévision éclairait son visage ridé. Des plaques humides apparaissaient derrière les images projetées en aquarelle, sur le verre de ses lunettes. Elle gardait les deux bras le long du corps, avec la télécommande dans le creux moite de sa main. Envoyé Spécial diffusait un reportage sur le quotidien de la police marseillaise. Une heure plus tard, Christian l’avait rejoint, en faisant l’autruche. 

« -Tu dors, ma Sève ? 

– Oui ! »

Et Séverine s’était retournée, face au mur. 

Roxanne se sentait seule ; elle n’avait pas d’amis et manquait d’argent. Quand elle passait le voir, chez Répara+, Christian prenait une pause, le temps de lui offrir un café. Cet homme la rassurait. Roxanne le voyait comme un sage sexy, capable de la préserver de cette situation merdique, où elle était enfoncée, depuis des années. Elle enchaînait les crédits à la consommation et ses désirs ne décroissaient pas. Désaxée, Roxanne avait besoin d’un tuteur pour mener sa vie ; elle qui n’avait jamais eu d’enfance et qui n’avait jamais eu de famille, ne savait pas faire la différence entre l’amour et le bénéfice : elle s’attachait aux hommes avec la hargne et l’avidité d’un enfant, et multipliait les conquêtes comme les tentatives de survie. Tout, dans le corps de Christian, lui offrait un refuge : ces yeux légèrement enfoncés dans leur orbite, ce nez aquilin, cette barbe épaisse et courte, dévalant jusqu’au bas du cou, lui rappelaient un père qu’elle n’avait jamais eu. Il lui était déjà arrivé de l’imaginer à poil, et sa main avait glissé, machinalement, vers son entrejambe.

Leur grand jeu de séduction, ce à quoi ils revenaient toujours quand ils n’avaient plus rien à se dire, c’était l’idée qu’un jour Christian remettrait le cul sur une selle. Elle rêvait de le voir en combinaison. « Je suis sûre que tu prends hyper bien les virages… ; aaaaallez, t’as de beaux restes, je le sais, menteur, va ! » et, à l’occasion d’un rire, le bassin de Roxanne se rapprochait un peu plus.

De l’atelier, on les entendait s’esclaffer, enfin surtout elle, parce qu’elle avait une manière de rire, « mon pauvre, comme une mongolienne, oh ! » Certains des apprentis, qui bossaient au garage, la connaissaient un peu. Ils étaient passés dans son lycée, où elle avait laissé une réputation de crasseuse. Y paraîtrait qu’elle aurait couché avec le professeur d’EPS, M. Reboul : « elle, mon pauvre, j’la touche même pas avec un bâton ! » Roxanne inspirait le dégoût à tous les hommes qu’elle n’excitait pas.

Pour Christian, elle était d’abord une fille verte. Des cravaches fouettaient ses membres à la réception de son odeur de jeunesse. Il ne pouvait pas s’approcher d’elle sans bander, et au plus il se rapprochait, au plus sa bite se faisait cravac...