Filer sur l’autoroute fédérale Amour ?

6 août 

Personne. Personne ne descend à Nevers (à part deux jumelles) et il n’y a personne pour m’accueillir. 

« Je suis arrivé à Nevers mais il n’y a personne », je me répète cette phrase pour essayer de disloquer le présent, mon incrédulité.

Je fais le tour du quai. Des deux quais de la gare. Je fais deux fois le tour des deux quais. Inquiet. Au trot. Au galop. Mais non, je ne rêve pas. Pas de panneau « Labruffe, ni « Médiatheque de Nevers – Welcome Labruffe », ni « Nevers Welcomes Labruffe », ni « Labruffe : Nevers ». Pas de tapis rouge. Pas de limousine. Pas de fanfare.

Le choc, quoi.

La tragique et délicieuse impression d’être abandonné (enfin abandonné, seul, oublié de tous), me traverse un instant. Vite écartée par ma parano rampante.

Me serais-je trompé d’arrêt ? De ville ? Retors, mon subconscient aurait-il déjoué mes plans, dévié ma trajectoire ? Je panique. Ma vie durant, j’ai toujours eu l’impression de lutter contre mon subconscient, qui, lui, joue contre sa propre équipe (c’est-à-dire moi : son propre frère !). Loin d’être fair-play, il me tacle, m’enfume, me traîne dans l’erreur, me fait perdre mon temps, mes cartes, mes portables, ma tête. Je confonds les prénoms, les dates, les lieux, les visages. J’égare mes clefs alors que je les avais dans les mains. Je me brosse les dents avec de la crème hydratante prise pour du dentifrice. Mon subconscient désaccorde mon quotidien. Mon subconscient, c’est Joe l’embrouille.

Me serais-je trompé de ville ? Suis-je bien à Nevers ? Je regarde partout, cours partout. Les panneaux « Nevers » quadrillent la gare. Je respire un peu. Mais, suspicieux de nature (je doute naturellement du réel), pour me prouver que je suis bien arrivé à Nevers, je convaincs les deux jumelles, qui squattent un banc en attendant je ne sais quel train ou TER, de me pincer, de me prendre en photo : devant un panneau « Nevers ». J’ai une preuve de moi à Nevers, de l’existence de Nevers, de l’existence de moi à Nevers. Mais le mystère demeure. Pourquoi n’y a-t-il personne pour m’accueillir ?

Me serais-je trompé de Nevers ? Existerait-il, par hasard, d’autres Nevers ? Mon sang ne fait qu’un tour, et ma raison, un (vrai) bond. Mes doigts s’activent. Je google checke : il y a bien une Nevers Island (l’Île Nevers), au Nouveau-Brunswick (Canada), cinq lacs Nevers au Québec, mais qu’une seule ville Nevers en France. Un ami (pasteur ; avocat du zen, huissier de mon stress) confirme :

— Mais ouais mec, on relève seulement ces sept entités géographiques Nevers dans le monde. 

Curieusement, le mot « entité » me rassure. Allez savoir pourquoi.

Rassuré donc, je sors de la gare. Besoin de réfléchir. Nevers illuminé par un soleil qui croit en l’été. Je me pose au Café des 2 gares, en terrasse, commande de quoi réfléchir : c’est-à-dire un Coteaux-du-Giennois rouge, visiblement l’eau-de-vie de Nevers.

Subitement, un doute étymologique. Je sors mon dictionnaire. Oui, c’est bien ça. Le mot « entité » vient du latin entitas, formé sur ens, entis qui signifie « étant, ce qui est », littéralement « l’état d’être ». Un Neversois, en Marcel résille, s’assoit à côté de moi, lorgne sur le dico, se siffle un Cacolac.

Un autre doute, plus existentiel, m’agrippe, gratte à ma porte. Je suis du genre facile à vivre (c’est-à-dire taiseux) mais quand même maniaco-compulsif, un anxieux perfectionniste, si vous voulez, du genre à tout vérifier. Et c’est bien ce que je craignais. Il y a bien une ville en Russie qui s’appelle Never, « Невер », petite localité de 1112 âmes située dans l’oblast de l’Amour, en plein cœur de l’Extrême-Orient russe. Un carrefour routier stratégique, localisé dans le Selsoviet de Neversky, sur la route du Transsibérien, que longe l’autoroute fédérale Amour. 

Ma résidence d’écriture serait-elle là-bas et non ici ? Près de l’Amour. Ce qui ferait sens (rapport à Duras).

Je me précipite sur le web, ouvre un site de cartographie virtuelle. Never dispose de sa propre gare ferroviaire (Big Never Station), est installé au bord du Grand Never, un affluent de l’Amour, qui a donné son nom à la ville. Sa racine vient de l’evenki (un dialecte parlé par les peuples tongouses) : lëvë / lëvə, signifiant marais, place boueuse, lieu marécageux.

Ma résidence serait-elle dans ce marécage ? Ce qui ferait sens (vu mes goûts, mes origines, ma façon de faire et de penser landaise).

Back to Google Maps. Je m’échappe virtuellement de Never, file sur l’autoroute fédérale de l’Amour, frôle l’extase. Fui...