Horrifié par cette conception de l’écriture, l’ancien diplomate voit son Roman russe comme un contre-feu à ces théories. Il entreprend la valorisation de la littérature russe en France, qui serait, elle, imprégnée du Beau, tellement vital pour les sociétés européennes. Plus encore que d’être esthétique, l’œuvre doit avoir un intérêt moral « quelque belles qu’elles soient, des œuvres qui ne sont que belles ne serviront guère les intérêts de la race, dont le développement esthétique, qui la complète, est moins important que le développement moral ». Le réalisme à la Flaubert, ne serait « qu’un effroyable mépris, le réalisme sans foi, sans émotion, sans charité, dont les raffinements d’art égoïstes ne rachètent pas le pessimisme foncier ». La perte des valeurs morales, la décadence de l’Occident, seraient ainsi menées par les auteurs-vedettes à la recherche d’une littérature « prétentieuse, byzantine et glaciale », attitude conduisant à oublier Dieu. Cette vision est également partagée, à l’époque, par des hommes de lettres comme le critique Sainte-Beuve ou le moraliste Emile Montégut. L’historien et philosophe Hippolyte Taine va même plus loin, arguant que « le christianisme a une grande paire d’ailes indispensable à l’âme humaine. Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent ». Le Roman russe serait donc un appel à se réveiller dans une France qui n’espère plus, et Vogüé imagine très clairement son rôle d’écrivain comme celui d’un éveilleur de conscience.
Pour l’auteur du Roman russe l’écrivain possède un rôle politique : « les âmes n’appartiennent à personne, elles tournoient, cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l’orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit. Essayez de leur dire qu’il est une retraite où l’on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés, vous les verrez s’assembler, toutes ces âmes, monter, partir à grand vol, par-delà vos déserts arides, vers l’écrivain qui les aura appelées d’un cri de son cœur » dit ce spécialiste de la Russie. Il faut ré-enchanter le roman français en puisant dans la littérature russe l’inspiration nécessaire. C’est ainsi que Taine dans l’une de ses critiques soutient la position de l’auteur russophile : « Le vicomte de Vogüé avait profondément senti le véritable désir inconscient du public français, ce désir d’une vie psychique restaurée ; et il avait compris également que les romanciers russes valaient par leur attention au côté intime, mental de la vie. (..) Mais il déclara, en outre, pour séduire, les âmes parisiennes que ces romanciers russes s’attendrissent sur leurs personnages. Alors l’enthousiasme surgit ». Le salut de la France passerait donc par une redécouverte des valeurs spirituelles, et l’auteur met ainsi en avant la foi inébranlable des Russes, que la fille ainée de l’Eglise aurait perdue avec la laïcisation de la société. Les écrivains en Russie sont « les guides de leur race, les conducteurs d’âmes et leurs gardien » selon Vogüé. Celui-ci est attiré dans la littérature russe par les valeurs chrétiennes comme la compassion envers les autres, l ‘amour pour les petits, la miséricorde et en même temps le sens des responsabilités pour tous, selon Pauline Gacoin Lablanchy dans Le Vicomte Eugène-Melchior de Vogüé et l’image de la Russie dans la France de la IIIème République, publié dans le Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin.
Rapprochement franco-russe
L’écriture du Roman russe participe à la politique de rapprochement entre la France et la « Sainte Russie » aboutissant à la réalisation de l’alliance franco-russe, accord de coopération militaire en vigueur de 1892 à 1917. Celui qui fut attaché à l’ambassade française, connaît bien ce pays par sa femme, Alexandra Annenkova, demoiselle d’honneur de l’impératrice, appartenant à la vieille aristocratie. Signe de son influence, Vogüé est même désigné en 1887 par le baron de Morenheim, ambassadeur de Russie en France, et par Émile Flourens, alors ministre des Affaires étrangères, pour conduire une mission diplomatique pour lancer les négociations en vue de la future alliance. L’académicien, qui fait connaître Dostoïevski Gogol, Tourgueniev, Tolstoï au public français, collabore à la revue Russkoe obrozhenie, et est nommé, en 1890, membre correspondant de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg. De plus, en 1882, il semble qu’il ait présenté Léon Gambetta, chef des républicains, au général Mikhaïl Skobélev, qui soutenait publiquement l’alliance franco-russe. Pour Vogüé, « il faut travailler à rapprocher les deux pays par la pénétration mutuelle des choses de l’esprit. Entre deux peuples comme entre deux hommes, il ne peut y avoir amitié étroite et solidarité qu’alors que leurs intelligences ont pris contact ».
Ce secrétaire d’ambassade, élu à l’Académie française en 1888, est également un artisan de la politique de Ralliement de l’Église à la République, opérée à partir de 1892. Si son combat politique est la partie la moins connue de son œuvre, il n’en reste pas moins passionnant. Voguë est avant tout un témoin de son époque. Élu député de l’Ardèche de 1893 à 1898, il s’érige en observateur avisé des mœurs politiques de son temps dans Les Morts qui parlent, scènes de la vie parlementaire publié en 1899.
Scènes de la vie parlementaire
La série Baron noir, d’Éric Benzekri, qui décrit les tribulations du député et ministre Rickwaert n’a rien inventé. À travers le personnage de Jacques Andarran, député novice soutenu et élu par les « petits boutiquiers de la ville et les vieux paysans des paroisses avoisinantes », Vogüé développe un modèle d’élu idéal et critique la professionnalisation naissante de la politique. Idéaliste, le primo-député s’imagine peser sur les décisions législatives et se pose en défenseur des « masses rurales » oubliées. À sa naïveté s’opposent les idées préconçues des journalistes, l’obligation d’appartenir « à un courant d’opinion » et les ambitions ministérielles des différents parlementaires. Le député Andarran envisage une République tolérante, travaillant pour le bien commun et respectueuse des droits et des consciences, « maternelle à tous ses fils au dedans, fière au dehors et formidable à tous ses ennemis ». Il ne trouve dans l’hémicycle qu’un conglomérat d’intérêts divergents, théâtralisé sous les ors de la République. L’Assemblée est décrite comme « une ruche » où l’on débat sur un projet de loi déposé depuis sept ans, voté une première fois sous la précédente législature, retenu ensuite à la chambre haute pendant quelques années, puis finalement abandonné.
La description du parlementarisme d’Eugène-Melchior de Voguë est volontairement provocatrice. Elle demeure néanmoins pertinente par la compréhension des mécanismes et des jeux d’alliances politiques. Son ouvrage est considéré comme un ferment de l’antiparlementarisme. Vogüé apparaît alors comme un défenseur de la Contre-Révolution : « Voguë ne pardonne rien (à la République) » constate le professeur Roger Klotz, dans son étude sur les idées politiques de l’académicien. Précurseur de Boulanger, son roman délivrerait même un message qui « préfigure celui de l’Action Française », souligne Klotz.
Cette relecture négative de l’œuvre de Voguë naît paradoxalement à l’Académie française. En effet, l’écrivain Paul Bourget, royaliste et antidreyfusard, auteur de l’ouvrage polémique Le Disciple, est l’Immortel successeur immédiat de l’auteur des Morts qui parlent. La proximité géographique des deux hommes, tous deux ardéchois, et l’éloge que fait Bourget dans la Revue des Deux Mondes, (1912, tome 7), contribua à façonner l’image d’Épinal antirépublicaine du diplomate. Pour Bourget, « Eugène-Melchior de Vogüé était bien un traditionaliste par le plus infime de son cire », les origines de son « rare talent » étant le signe de « l’empreinte ineffaçable de la Race et du Sol ». Vogüé appartiendrait ainsi à un « mouvement du traditionalisme par positivisme » ayant une « influence régénératrice » réconciliant « les énergies prolétariennes » et « l’ordre national ».
Son combat politique, loin d’être à l’extrême-droite, se situe dans la lignée du Ralliement des catholiques français à la République
Ce panégyrique classa irrémédiablement le brillant académicien parmi les auteurs infréquentables dont les œuvres sont sujettes à contestation. Mais là où Bourget ne s’est pas trompé, c’est sur « cet irrésistible besoin de servir » qu’Eugène-Melchior de Vogüé « ressentit plus que personne ». Son combat politique, loin d’être à l’extrême-droite, se situe dans la lignée du Ralliement des catholiques français à la République. Proche du pape Léon XIII, auteur des encycliques Inter sollicitudines et Rerum Novarum, il effectue plusieurs voyages à Rome, développant des liens étroits avec les hautes autorités ecclésiastiques notamment avec Monseigneur de Béhaine, ambassadeur de France au Saint-Siège ou bien encore avec le cardinal Rampolla, secrétaire d’État du pape. Il chercha activement à convaincre ses coreligionnaires de l’opportunité de ce choix, participant à la parution d’un message du souverain pontife adressé aux ouvriers dans l’organe de presse très populaire Le Petit Journal. Le contexte est d’ailleurs compliqué pour lui comme pour les autres « Ralliés », la grande majorité des catholiques et du clergé refusant de s’y soumettre, à l’instar du député de la Sarthe, Sosthène de La Rochefoucauld.
Son hostilité au nationalisme, Eugène-Melchior de Vogüé la rappelle dans Au seuil du siècle. Cosmopolitisme et Nationalisme (1901). Bien éloigné du portrait que l’on donne de lui, il s’inscrit complètement dans le courant du catholicisme social de la fin du XIXème promouvant « l’esprit nouveau ». Ce ralliement des catholiques à la République se conforme aux vœux du cardinal Lavigerie, lors du Toast d’Alger le 12 novembre 1890, rappelant que « la forme du gouvernement n’a rien de contraire, aux principes qui peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées. ». Par ailleurs, signe de son opposition à toute tentation de renfermement, un débat l’oppose pendant plusieurs années au critique Jules Lemaître, tenant d’un certain nationalisme protectionniste et percevant comme une menace « l’invasion » de livres russes.
Son hostilité au nationalisme, Eugène-Melchior de Vogüé la rappelle dans Au seuil du siècle. Cosmopolitisme et Nationalisme (1901). Bien éloigné du portrait que l’on donne de lui, il s’inscrit complètement dans le courant du catholicisme social de la fin du XIXème promouvant « l’esprit nouveau ».
Vogüé semble circonspect face à la République dans Les morts qui parlent. Il n’en est rien. Son agacement n’est pas dirigé contre les institutions de ce régime, qu’il a aidé à s’installer durablement dans le paysage politique, mais contre l’utilisation qui en est faite. Utopiste, il croit au principe de subsidiarité, c’est-à-dire à la hiérarchisation des pouvoirs au sein d’une société en fonction des compétences propres à chacun des éléments constitutifs de cette dernière. Lui, le diplomate, conçoit la politique comme un service, et non comme un métier. À cette vision, s’oppose ce qu’il appelle le cercle vicieux de la mendicité parlementaire : « l’électeur mendie des faveurs chez le député, qui les mendie chez le ministre, lequel mendie les votes du député, qui mendie les suffrages de l’électeur. » Chez l’auteur, ce trouble se trouve d’autant plus renforcé par le dédain des autres groupes politiques face aux parlementaires ralliés, pourtant socle du nouveau pouvoir. « La vraie vie se situe ailleurs » pour cet académicien engagé en politique. Il y a fort à parier qu’il l’a trouvée dans la littérature.
Ferréol Delmas