Alors que l’adaptation théatrale de son roman La Course à l’abîme (Grasset) se joue en ce moment au Lucernaire (Sous le titre de Moi Caravage), et que son Dictionnaire amoureux de Stendhal (Plon) paraît ce mois-ci, vient d’être réédité en livre de poche l’essai de Dominique Fernandez publié en février 2010, Avec Tolstoï. L’occasion pour Zone Critique de se demander, à l’unisson de l’académicien, pourquoi Tolstoï est définitivement le plus grand romancier russe.
«Après Dostoievski, on ne peut plus lire Tosltoï, c’est entièrement démodé.» Cette phrase de Nathalie Sarraute a surpris et révolté Dominique Fernandez qui le fait savoir dans son essai intitulé Avec Tolstoï: «Je ne m’attendais pas à la trouver aussi bête qu’un professeur désireux d’éblouir ses potaches.» Dominique Fernandez, l’écrivain membre de l’Académie française, auteur d’un roman fondé sur la vie de Pasolini Dans la main de l’ange couronné du prix Goncourt en 1982, épris depuis l’adolescence de l’oeuvre de Léon Tolstoï, ne peut que réagir face à la violence d’un tel jugement, d’autant plus qu’il est émis par une romancière et essayiste, ayant marqué de sa plume le siècle dernier. Pour lui, Sarraute est sorti des limites raisonnables de «l’ère du soupçon». Cependant, l’essai de Dominique Fernandez, Avec Tosltoï, est tout sauf un réglement de comptes littéraires.
L’injuste préférence pour Dostoievski
L’auteur propose en effet des commentaires sur des romans essentiels à l’oeuvre immense de l’écrivain russe: Enfance etAdolescence (1852 – 1855), Guerre et Paix (1865 – 1869), Anna Karénine (1877), Résurrection (1899), ou encore Hadji Mourat (1912). Dominique Fernandez tente d’établir un rapport entre les oeuvres et la vie de Tosltoï, fondée autour de sa grande propriété et de son domaine de Iasnaïa Poliana, d’une longue et difficile relation avec sa femme, et de l’illumination morale qui le saisit en 1880, date à partir de laquelle le grand écrivain se transforma en petit prêcheur d’une doctrine aux accents communistes et anti-étatiques. La finalité de ce livre est avant tout de montrer à ses lecteurs occidentaux en quoi Tosltoï est le plus grand des romanciers russes (ce que pensent déjà les lecteurs russes en majorité).
Si le lecteur occidental déprécie Tosltoï, c’est qu’il est comme un adolescent en quête d’absolu au sortir de l’enfance
La préférence qu’ont les lecteurs français pour Dostoïevski face à Tosltoï , sonne comme une injustice pour Fernandez, l’écrivain français amoureux de la Russie et de l’Italie, de Tosltoï et de Stendhal. Cette injustice s’illustre selon lui par le fait que seulement un tiers de l’oeuvre de Tolstoï a été édité dans l’Hexagone alors que nous pouvons bénéficier des oeuvres complètes de Fiodor Dostoïevski. Cette injustice tire peut-être son origine dans notre penchant naturel pour les personnages extrêmes: idiots, fous, excités. Les personnages de Tolstoï, eux, ont moins de personnalité, et ressemblent plus à des victimes qu’à des acteurs. Dominique Fernandez donne à apprécier les personnages moyens et le sens de la mesure de Tosltoï, qui convient le mieux à la vie réelle. Si le lecteur occidental déprécie Tosltoï, c’est qu’il est comme un adolescent en quête d’absolu au sortir de l’enfance. Il se dirige plutôt vers un Nietzsche, un Rimbaud ou un Pascal.
«Décrire la vie comme elle se déroule»
Les écrits de Tosltoï ont quelque chose d’universel, car ils sont détachés des circonstances humaines et temporelles.
Dostoïevski est pour Fernandez, à l’inverse de ce que disait Sarraute, le classique «démodé», puisqu’il se plie à la règle des trois unités dans ses romans(lieu, temps, action) où l’action est condensée et travaillée par une tension progressive. Le vrai subversif c’est Léon. L’originalité de ses romans réside dans leur oubli de l’action principale, dans leur manière de faire goûter au lecteur la vie dans ses moindres manifestations. Tolstoï est un grand romancier car il se limite à «décrire la vie comme elle se déroule», « à dire juste ce qui est», sans tomber dans «un pathos visionnaire». Le grand écrivain crée un humanisme qui valorise la vie et la nature humaine. Ses romans proposent l’apaisement de la campagne et s’opposent à l’écrasement urbain des récits de Dostoïevski. Ce dernier est un homme d’esprit «en rébellion contre la nature humaine», alors que Tolstoï est l’homme qui incarne cette nature humaine. Pour Tosltoï et son ami Fernandez, l’esprit affaiblit la vie, quand la nature renforce la santé. Les écrits de Tosltoï ont quelque chose d’universel, car ils sont détachés des circonstances humaines et temporelles. L’écrivain se place à l’échelle de l’univers: les événements naturels ont plus d’ampleur que les événements humains. Comme dans la nouvelle Le Diable, où un long passage décrit le déluge: «Des cours d’eau se formaient sur les routes; toutes les feuilles, toute l’herbe était trempée; les ruisseaux et les mares débordaient» Tosltoï sait se fondre dans le tout, il n ’est pas pour l’individu tout-puissant: il est l’écrivain russe par excellence.
Alexandre Poussart