Dans 23 fragments de ces derniers jours, le Brésil s’invite dans la grande salle du Monfort, pour une exploration joyeuse de tout ce dont on doit se souvenir pour avancer. Pour mettre en piste tous ces fragments de vie, l’artiste de cirque Maroussia Diaz Verbèke (Le Troisième Cirque) s’est entourée de 6 artistes brésilien·nes : Maíra Moares, Julia Henning et Beatrice Martins (qui forment le collectif Instrumento de Ver), ainsi qu’André Oliveira, Lucas Cabral Maciel et Marco Motta, artistes invités. Elles et eux nous entraînent avec enthousiasme et émotion dans un carnaval de l’espoir qui fait danser le cœur.
La mémoire des tendres
Il y a des choses qui craquent, qui se brisent, qui se jettent, qui se lisent, qui éclatent, mais qu’il ne faut surtout pas oublier.
Le spectacle commence par l’aveu d’un délicieux mensonge : on ne nous présentera pas 23 mais 36 fragments de ces derniers jours. De toute façon, difficile de tenir le compte : on commence par le fragment n°12 parce que… Pourquoi pas ? Les tableaux s’enchaînent ensuite dans un désordre volontaire et dans un tourbillon de paillettes, de couleurs, de matières et de sons : il y a des choses qui craquent, qui se brisent, qui se jettent, qui se lisent, qui éclatent, mais qu’il ne faut surtout pas oublier. Maroussia Diaz Verbèke, en collaboration avec les six danseur·euses et artistes de cirque brésilien·nes, nous en fait la promesse : il s’agit de rassembler des échantillons de souvenirs qui empêchent l’espoir de s’éteindre.
De ces « derniers jours », marqués par la violence et la stupeur, il faut inventorier tout le reste.
En 2019, quand la création du spectacle commence, Jair Bolsonaro devient président du Brésil. Son arrivée au pouvoir teinte la création d’une inévitable dimension politique : comment construire de l’espoir sur un monde qui se brise politiquement, socialement et culturellement ? Maroussia Diaz Verbèke et ses interprètes se heurtent à l’impossibilité de poursuivre la création du spectacle dans un pays qui devient dangereux pour les artistes et la culture. La production se poursuit donc en France, où les fragments s’accumulent (quoique légèrement ralentis par la pandémie), jusqu’en mars 2022. De ces « derniers jours », marqués par la violence et la stupeur, il faut inventorier tout le reste : l’amour, la beauté, la poésie, l’humour, la bienveillance… Et encore tous les autres mots qu’il manque aux côtés d’« ordre » et de « progrès », qui forment la devise du Brésil.
Casser pour reconstruire
Les six interprètes construisent une poétique du désordre, où les choses se brisent avec joie.
Cet étourdissant inventaire se tisse grâce à la présence au plateau de nombreux objets qui révèlent tour à tour leur épaisseur poétique, leur drôlerie ou leur absurdité, toujours détournés de l’usage qui s’annonce. Ils se font vecteurs d’expérimentations (qu’est-ce que ça fait, quand on danse sur la constitution du Brésil ?), de jeux (les craquements de doigts sont bruités par des branches de céleri bien malmenées) et d’images illimitées (comme ces multiples « configurations de baisers » empêchées par des ballons de baudruche), toujours évocatrices et surprenantes.
Les six interprètes dialoguent avec tous ces objets – et leurs débris – pour construire une poétique du désordre, où les choses se brisent avec joie. La fakir Maíra Moares marche avec le sourire sur des Legos, des bougies allumées ou encore du verre brisé (en première position de l’inventaire des « choses fragiles », suivi de près par les châteaux de sable et la démocratie), et engage à se réapproprier une certaine liberté. Celle de la destruction, de l’éclatement volontaire, de la jouissance du désordre : détruire des bouteilles en verre, ça fait quand même moins de dégâts que raser des hectares de forêt amazonienne.
Nouveaux langages
Dans une étonnante architecture, le spectacle fait dialoguer des images qui se rejoignent en ce qu’elles constituent une même mémoire de la délicatesse. Le quotidien y côtoie l’extraordinaire : on s’émeut autant d’une marche que d’un envol, d’un geste de la main que d’une figure acrobatique, d’un morceau de papier bulle que d’un cerf-volant. Tout y est savamment construit et orchestré dans le but premier de transmettre une émotion, en empruntant pour cela le chemin de l’empathie, de la projection et de la transmission. Certain·es spectateur·rices chanceux·ses peuvent d’ailleurs faire partie de ces fragments vivants, en s’installant sur la scène et en posant pour la photo de fin.
La “circographie” est bien un art à part entière.
C’est toute une vision du cirque qui se réinvente : c’est un cirque qui parle, qui garde les acrobaties pour la fin, qui repose sur les souvenirs et les parcours de vie, qui fait surgir le politique, qui invente en direct de nouveaux agrès… C’est un cirque qui se compose de l’intérieur et qui s’émancipe des autres pratiques. Cet art-là, Maroussia Diaz Verbèke lui donne un nom : la « circographie ». Ce néologisme lui semble nécessaire pour pallier le manque de détermination dramaturgique du cirque, qui est en soi un langage, mais qui n’est ni de la « mise en scène » ni de la « chorégraphie ». La « circographie » est bien un art à part entière, que Maroussia Diaz Verbèke nomme avec détermination car, comme elle le rappelle, « il n’est donné de transformer que ce que nous comprenons ».
Déclaration d’amour au Brésil, acte de résistance et éloge enchanteur du désordre et de la liberté, 23 fragments de ces derniers jours s’inscrit avec fracas dans le cœur et l’esprit, à l’endroit de ces spectacles que l’on n’oublie pas. Ces fragments nous sont transmis avec sensibilité et se logent à côté de nos propres échantillons d’enchantement, comme une promesse : c’est sur les débris que l’on reconstruit.
- 23 fragments de ces derniers jours (Le Troisième Cirque – Maroussia Diaz Verbèke, en partenariat avec le collectif Instrumento de Ver), au Monfort-Théâtre jusqu’au 18 février 2023, puis du 3 au 21 juin à la Maison des Métallos.