À l’occasion de la 53e édition des Rencontres de la photographie d’Arles, Zone Critique propose une série d’articles au fil des différentes expositions. Redécouverte d’artistes méconnus et émergence de talents nouveaux se côtoient dans toute la ville. Retour aujourd’hui sur la belle exposition Lee Miller. Photographe professionnelle (1932-1954) qui exhume de somptueux clichés où la photographie de mode côtoie le témoignage historique.
Les années Vogue
Elle apparaissait souvent la tête courbée en arrière, saisie dans un noir & blanc qui laissait deviner la blondeur de ses cheveux coupés courts – c’est Lee Miller dont l’image a été imprimée sur pellicule par Man Ray qui fut son compagnon durant les années 1920. Mais paradoxalement, ces années de bouillonnement créatif et d’audaces artistiques ont fait oublier la dimension proprement singulière de Lee Miller, qui fut bien plus que la muse et le modèle du photographe le plus célèbre du surréalisme. C’est ainsi la carrière méconnue de celle qui fut pourtant directrice du bureau mode de Vogue à Londres entre 1932 et 1942, qui est ici mise en lumière dans cette très belle exposition présentée à l’Espace Van Gogh. Délaissant les folles années 1920 et la période surréaliste, l’exposition conçue par Gaëlle Morelle se concentre sur la création photographique propre de Lee Miller et la singularité de son regard d’artiste. Conçue en deux volets distincts, reflétant deux aspects majeurs de son travail, cette exposition met enfin en lumière celle qui fut injustement oubliée par l’histoire.
En 1930, Lee Miller joue dans le film de Cocteau, Le Sang d’un poète, où elle incarne une statue, mais cette assignation à l’immobilisme ne saurait lui convenir. Rompant avec Man Ray et le cercle surréaliste français, elle débarque en 1932 à New York et ouvre son propre studio de photo. Le succès est au rendez-vous, et les célébrités défilent devant son objectif. En 1939, alors que la guerre éclate elle décide d’emménager à Londres. De 1932 à 1942, elle est en charge des pages mode de Vogue, et on retrouve ainsi une série de somptueux tirages en noir & blanc qui restituent le drapé des robes et des costumes. La couleur affleure parfois, comme dans cette série où le rouge lumineux d’un fauteuil vient rehausser l’élégance d’un tailleur féminin, capturé dans une pose typique des pages de Vogue.
De manière habile, la présentation des tirages de Lee Miller est accompagnée par la reproduction des pages de Vogue où étaient publiées ces photos – ce qui permet de prendre connaissance de l’organisation et de la mise en valeur des clichés. Notons une vitrine où sont présentées plusieurs pages d’un exemplaire de Vogue présentant le making-of d’une séance de photo de mode : telle photo explique comment le cadre est défini, tandis que telle autre détaille la manière de faire tenir la robe à l’aide de pinces à linge savamment dissimulées. Au fil de ces photos travaillées pour les pages modes de Vogue, on croise quelques figures célèbres ou oubliées, des écrivains et des acteurs : telle l’actrice allemande Lilian Harvey, ou l’écrivaine Colette, photographiée chez elle par Lee Miller.
L’œil de l’histoire
À ce premier volet centré sur la mode et le travail de la mise en scène, répond un second volet de l’exposition qui met en valeur un pan peu exposé du travail de Lee Miller : le reportage de guerre. Toujours pour le magazine Vogue, la photographe a en effet couvert l’ouverture des camps de concentration – notamment Dachau et Buchenwald. Tirées en petit format carré et présentées dans des vitrines à plat, les nombreuses photos consacrées à la guerre et à la découverte de l’horreur nazie sont à la fois glaçantes et fascinantes par leur caractère direct et sans apprêt. Lee Miller a dû progresser avec les troupes alliées et subir le même choc que les soldats devant l’abject : en témoignent ces photos du crématorium de Buchenwald, ou celle présentant un rescapé des camps devant un tas d’ossements.
Mais si Lee Miller restitue en journaliste la monstruosité des camps, ses photos ne témoignent d’aucun voyeurisme déplacé, et marquent au contraire une attention particulière à ce qu’il est possible de montrer. Nulle esthétisation, mais une volonté de rendre compte de l’impensable.
Lee Miller restitue en journaliste la monstruosité des camps, ses photos ne témoignent d’aucun voyeurisme déplacé, et marquent au contraire une attention particulière à ce qu’il est possible de montrer. Nulle esthétisation, mais une volonté de rendre compte de l’impensable.
Ces clichés saisis sur le vif sont fascinant en ce qu’ils nous prennent à la gorge. Alors que le monde peinait encore à réaliser ce qu’il s’était réellement passé dans les camps, Lee Miller livre des photos crues et percutantes – à l’instar de celle où l ’on voit les corps décharnés des prisonniers entassés dans des charniers. Véritables documents pour l’histoire, les reportages de Lee Miller montrent également les visages tuméfiés des matons SS qui avaient tenté de s’enfuir en revêtant des habits de prisonniers. Le travail de Lee Miller témoigne en ce sens d’une véritable rigueur photographique, et d’un sens aigu de ce qui est « montrable » en photo à une période où il était urgent de faire connaître ce qui avait été mis en place dans les camps de la mort. Face aux tirages, les reproductions des exemplaires de Vogue où ils furent publiés nous apprennent également que Lee Miller ne se contentait pas de photographier, mais qu’elle écrivait elle-même les textes qui accompagnaient la publication de ses clichés.
Ainsi, les deux volets complémentaires de cette exposition rendent enfin justice à celle qui sut témoigner de son siècle et capturer pour l’histoire les images de l’ouverture des camps. Mais au-delà du témoignage mémoriel, c’est le regard de cette grande photographe que l’on peut à nouveau redécouvrir.
Lee Miller. Photographe professionnelle (1932-1945) à l’Espace Van Gogh, Arles, jusqu’au 25 septembre 2022.