Pour la réouverture de la carrière Boulbon, Philippe Quesne propose une adaptation géologique et mélancolique du Jardin des Délices, le triptyque médiéval de Jérôme Bosch. Un spectacle-monde qui utilise la puissance fantasmagorique des images et de la poésie pour dénouer une anxiété métaphysique et renouer avec la matière.
Le Festival d’Avignon ne pouvait rêver meilleur ambassadeur que Philippe Quesne pour le retour dans la programmation de la carrière de Boulbon, l’un des lieux les plus iconiques de son histoire, après sept années de non-exploitation. Depuis la fondation de sa compagnie Vivarium Studio en 2003, le scénographe et metteur en scène s’est en effet fait connaître pour son théâtre d’images qu’il situe souvent dans des espaces naturels (la caverne de La Nuit des taupes, la forêt de La Mélancolie des dragons, l’île déserte de Crash Park), dans lesquels s’organisent de petites communautés de vivants. Si ceux-là étaient des décors construits, le superbe écrin minéral de Boulbon offre à Philippe Quesne un terrain de jeu ouvert et monumental, qu’il investit avec un spectacle-monde à la hauteur de cet espace.
Ce Jardin des délices est inspiré d’un triptyque peint par Jérôme Bosch à la fin du XVI siècle. Œuvre complexe et mystérieuse, il représente une humanité nue d’un côté se mêlant joyeusement avec les animaux dans une prairie idyllique aux constructions fantasques, de l’autre accablée par des formes cauchemardesques et chimériques dans un monde obscur. Paradis et Enfer ? Peut-être, mais le tableau, loin d’être épuisé par cette interprétation simple, fascine surtout par la foule de scènes, de bizarreries, et de détails qu’il recèle, dans un tout surréaliste avec quelques siècles d’avance. Encore aujourd’hui, il n’y a pas une interprétation du tableau, mais des foules d’hypothèses. Philippe Quesne reprend de l’œuvre ce caractère cryptique et symbolique, dans un spectacle de prime abord moins abordable que ses précédents, mais qui reprend de ceux-là de nombreux thèmes et interrogations qui traversent tout son travail.
La carrière, vestige de l’extractivisme
Ainsi, c’est à nouveau une petite communauté qui se présente à nous à Boulbon — celle d’un groupe d’humains en vadrouille dans un bus blanc, qui semble venir ici dans un but précis, sans toutefois nous le dévoiler. Les communautés de Quesne ont cela de beau qu’elles sont unies par un projet collectif dans un espace à habiter — en ce sens, elles sont souvent des micro-variations sur l’utopie. Ici, les passagers du bus, ressemblant à des Texans sortis des seventies (chapeaux de cow-boys, costumes et pantalon à pattes d’éléphant), commencent avant toute autre chose par explorer, en silence, l’espace de la carrière. Pendant quelques minutes, ne se font entendre que le chant des cigales et nos propres respirations. Magnifique scène d’ouverture que cette écoute et cette attention au lieu : celle-ci propose de nous reconnecter, tous ensemble, au paysage, comme condition préalable à toute installation, et à tout théâtre. Les retrouvailles du festival avec Boulbon démarrent ainsi dans cette évidence d’un lien à (re)créer, d’une place à trouver, et non d’un lieu que l’on va s’approprier.
Les retrouvailles du festival avec Boulbon démarrent ainsi dans cette évidence d’un lien à (re)créer, d’une place à trouver, et non d’un lieu que l’on va s’approprier.
Car la force symbolique de cet espace s’impose à nous. Si pour Philippe Quesne, la carrière de Boulbon évoque à la fois un cratère de film de science-fiction, un décor de western, le début d’un chantier ou le lieu d’un projet de forage, elle renvoie pour nous à sa fonction première, l’extraction de la pierre, et à une relation à la terre marquée par l’exploitation. Les personnages semblent ainsi visiter un vestige de l’extractivisme, péché originel de l’extermination des vivants. Quand on sait à quel point l’œuvre de Quesne est traversée par le questionnement écologique, par une interrogation de notre rapport à la matière, on peut voir dans ce Jardin des délices une proposition-somme, qui articule brillamment ces enjeux dans des images d’une grande puissance.
Voyage au centre de la Terre ?
Après un premier rituel musical autour d’un grand œuf de pierre, les visiteurs du lieu s’installent pour un cercle de prises de parole poétiques. Jouant comme toujours sur la méta-théâtralité avec beaucoup d’ironie, Quesne ne cache pas les dispositifs techniques (écran de texte, casques, instruments de prises d’image et de son) qui viennent en contrepoint de la simplicité « naturelle » du lieu, mais permettent également un nouveau rapport au non-humain (comme quand un des personnages ausculte le son des cailloux). Mais, comme dans ses pièces précédentes, il excelle toujours à mettre en place des situations de partage et de créations collectives d’où le conflit est absent. Les nombreux textes, la musique et les statues vivantes forment un tissu de significations multiples, entre inspirations directes du tableau (tel cet homme qui émerge d’une moule géante), références culturelles (Dante…) et propositions poétiques originales qui font appel à notre imagination élémentaire. S’il est difficile de tout appréhender, une très grande mélancolie s’en dégage, celle d’un lien brisé d’avec les mondes animal, végétal et minéral.
Le spectacle se précipite alors vers un final mystique et spectaculaire, où la carrière redevient le personnage principal
Le crépuscule qui obscurcit progressivement la carrière semble reproduire le mouvement du triptyque vers un monde en perte de repères, où les cris des vivants qu’on croyait entendre autour de nous (cigales, grenouilles, oiseaux..) ne sont plus qu’un enregistrement annonciateur de leur extinction, tandis qu’une formidable tempête vient perturber le joyeux groupe. Un personnage se demande : « La Terre n’est-elle pas l’Enfer d’une autre planète ? ». Mais la dernière partie semble faire advenir un univers de possibles où l’humain retrouve en lui-même le chemin du monde : un personnage entend ainsi dans les gargouillements et bouillonnements de l’intérieur de son ventre le son des profondeurs telluriques. Le spectacle se précipite alors vers un final mystique et spectaculaire, où la carrière devient à nouveau le personnage principal — qu’elle était sans doute tout du long. Un voyage littéral et figuré vers le centre de la Terre.
- Le Jardin des Délices, mise en scène Philippe Quesne, avec Jean-Charles Dumay, Léo Gobin, Sébastien JAcobs, Elina Löwensohn, Nuno Lucas, Isabelle Prim, Thierry Raynaud, Gaëtan Vourch, du 6 au 18 juillet, carrière de Boulbon.
Crédit photo : @Christophe Raynaud de Lage