A 71 ans, John Irving n’a pas fini de nous régaler de son œuvre. Son petit dernier, A moi seul bien des personnages, aborde avec humour, finesse, et un grand réalisme le thème de la sexualité et, par celle-ci, de la recherche d’identité.

Petit garçon, adolescent, jeune étudiant puis homme accompli : c’est à travers tous ces stades symboliques et formateurs de la vie qu’on suit Billy Abbot, héros élevé dans une petite ville du Vermont dans les années 1960. Et la température souvent fraîche de la région n’empêche pas les esprits puritains et conservateurs de s’échauffer au moindre potin à peine choquant. Ainsi Billy grandit dans un cocon protecteur, né d’un père inconnu dont personne ne veut parler, et d’une mère nostalgique dont tout le monde a pitié. Autour de cette entité bicéphale mère-fils gravitent une famille loufoque et parfois malsaine : un grand-père aimant à se déguiser en femme, une grand-mère autoritaire, voire tyrannique, une tante aigrie aux seins volumineux et son mari, faible suiveur plus attiré par la bouteille que par sa femme. C’est Billy lui-même, être curieux au possible, qui fera éclater sa propre bulle à l’adolescence : ses « béguins malsains », ainsi qu’il les appelle, et dont il confiera la teneur à ses amis les plus proches, le poussent à aller creuser là où plus personne ne fourre son nez, fréquenter des personnes dont personne ne cherche plus la compagnie, bref : chercher les problèmes.

Une haletante fresque américaine

Le récit en lui-même, s’étalant sur un demi-siècle d’une vie américaine, serait impossible à résumer tant il y aurait de choses à dire. Irving a construit une biographie fictive et fantasque où chaque détail, chaque secret, chaque conversation prend la forme d’une intrigue qui vous empêchera de refermer son livre avant le point final. Qu’il s’agisse d’une banale répétition de théâtre ou de l’initiation homosexuelle du héros avec une transsexuelle, la même tension nous retient et nous passionne. Avec un talent incontestable, Irving nous emmène des tréfonds de l’inconscient de son héros jusqu’à de grandes considérations politiques sur le « problème homosexuel », passant du très petit au très grand avec la même légèreté et le même humour. Ainsi ce n’est pas seulement la curiosité sexuelle de Billy qui y est traité, mais aussi le silence du gouvernement face à l’apparition du sida. Aussi, si vous n’avez pas eu la (mal)chance de connaître l’Amérique des années 1970-1980, les « pédales » de New-York ou les froides chambres de l’hôpital Saint-Vincent où l’on mourait lentement du sida, voilà une bonne manière de se plonger dans la naissance d’un des plus grands fléaux de notre époque. Mais le voyeurisme et le dégoût de l’autre n’y ont jamais leur place, et c’est toujours avec douceur, compassion et douleur que Billy voit partir, l’un après l’autre, les hommes et femmes qui ont peuplé sa vie depuis sa plus tendre enfance.

La confusion sexuelle

Le thème majeur de ce roman reste, malgré tous les épisodes fantaisistes et fous que le héros expérimente, la sexualité. On aurait du mal à croire qu’un petit village du Vermont dans les années 1960 aurait recelé autant d’homosexuels et de transsexuels, mais cette profusion de personnages sert le récit avec bienveillance, car ils sont autant de manières différentes d’aborder la sexualité. Billy, le héros, n’est pas en reste, et l’ouverture de sa sexualité n’est pas timide : il se découvre au fur et à mesure des années des béguins pour autant de personnages originaux et peu « naturels » : la bibliothécaire d’une quarantaine d’années, aux larges mains mais petits seins, son propre beau-père et sa culture littéraire bienveillante, ce camarade de classe, champion de lutte et cancre en allemand, qui le terrorise et le fascine… Entouré par une famille bien trop silencieuse, une meilleure amie tout aussi perdue, et un médecin scolaire souhaitant le “soigner de ses maux“, trouver son chemin et affirmer ses goûts devient un vrai parcours du combattant.

Le thème majeur de ce roman reste, malgré tous les épisodes fantaisistes et fous que le héros expérimente, la sexualité

On y apprend de plus qu’au sein même de la communauté homosexuelle, les bisexuels, comme Billy se découvrira être, sont mal vus : homosexuels douteux aux yeux des hétérosexuels, et pédés aux habitudes douteuses aux yeux de leurs pairs. Étrangement rejetés par toutes les femmes de sa famille, et silencieusement soutenu par leurs maris (aurait-on attendu qu’un grand-père travesti le blâme pour ses attirances?), les interrogations constantes du héros le guideront à travers diverses expériences, jusqu’à ce qu’il s’affirme finalement comme bisexuel.

Cette omniprésence de la sexualité et de la recherche d’identité dans le roman lui donne un ton à la fois léger, du fait de certains épisodes franchement comiques, et un aspect grave, nous interrogeant à chaque page sur nos propres croyances, notre vision, et peut-être notre propre « confusion sexuelle ». Irving n’a aucunement cherché à faire de A moi seul bien des personnages un hymne à la tolérance, mais sa morale implicite pousse pourtant chacun de nous à ne juger personne, car qui sait (ce) qui nous attend au coin de la route ?

Irving au meilleur de sa forme

John Irving a connu sa première renommée mondiale en 1978, à la sortie de son roman Le monde selon Garp. D’autres opus brillants ont suivi, mais depuis quelques années rien d’irvingien n’enchantait la chronique, comme si la flamme de la fiction qu’Irving savait si bien alimenter en nous avait soudain disparu. Heureusement, A moi seul bien des personnages change la donne et fait revivre l’espoir. Comme le dit Nathalie Crom pour Télérama : « voici qu’enfin il nous est rendu, notre épique romancier ». C’est donc un John Irving au meilleur de sa forme que vous (re)trouverez en vous plongeant dans sa dernière œuvre. Le romancier sait jongler avec talent entre discours narratif distingué et dialogues frisant le vulgaire, le tout ponctué de phrases sonnant comme des dictons et de métaphores hilarantes. Pas un moment on ne s’ennuie, même pas au début du roman, quand le décor est posé et que la présentation des personnages n’en finit pas. En réalité cette galerie de personnages, exposés comme dans un annuaire dès les premiers chapitres, permet par la suite une fluidité bienvenue, qu’aucune considération du type « Oncle Machin avait toujours été ainsi » n’entrave.

Irving nous offre ainsi une fiction construite avec talent, et par-dessus tout un pamphlet merveilleux contre le conformisme bien-pensant, qu’on devine encore présent, en 2013, dans certaines parties du monde. Dans le monde de John Irving, rien ni personne n’est raisonnable. La vie et les choix de Billy sont faits d’excès, d’urgences et de sentiments troubles. Les mots du mentor de Billy, qui ouvrent sa vie sexuelle et clôturent le roman, résument à eux-seuls la philosophie de l’oeuvre :

« Mon jeune ami, je vous prierai de ne pas me coller d’étiquette. Ne me fourrez pas dans une catégorie avant même de me connaître ! »

Une ode donc, non pas à la tolérance, mais à la différence, quelle qu’elle soit et quelle que soit la manière dont elle est reçue dans tous les Ailleurs possibles.

  • John Irving, A moi seul bien des personnages, traduit de l’anglais par Josée Kamoun et Olivier Grenot, Seuil, avril 2013, 480 pages, 21,80 €

Charlotte Viguié