Allie Rowbottom, étoile montante de la littérature contemporaine, livre avec Aesthetica (Fayard, 2024) une fable cruelle sur le désir de perfection et le monde des influenceurs. Avec une plume acérée, Rowbottom pose un regard incisif sur le marketing viral et les lois du désir qui le régissent, tout en interrogeant le pouvoir des femmes et leur emprise sur leur propre image.Un roman libre, décomplexé, autrement dit : époustouflant.
Bonjour Alie, c’est un plaisir de vous rencontrer. Votre second roman, Aesthetica, vient de paraître chez Fayard, et je dois dire que c’est l’un des livres les plus marquants que j’ai lus cette année. Instagram, la chirurgie esthétique, les relations mère-fille, le féminisme… Vous abordez tout cela d’une façon super libre, presque insolente. Et cela fait du bien ! Quel a été le point de départ de cette aventure ?
En fait, tout a commencé en 2017. A ce moment-là, je me suis vraiment mise à Instagram pour promouvoir mon premier bouquin (JEEL-O Girls : A Family History, 2018). Ma mère venait de décéder, j’allais avoir trente ans et j’étais assez vulnérable émotionnellement. Je me suis vite retrouvée mal à l’aise avec les images que je postais ou celles que je voyais sur les réseaux. Alors je me suis demandé : qu’est-ce que ça fait à une jeune femme, qui a grandi avec ça, sans recul, sans filtre, d’être plongée dans ce monde d’images permanentes ? C’est de là que le roman est parti.
Votre personnage principal, Anna, une jeune femme fait pour devenir une sorte de top model d’Instagram. Comment la décririez-vous ?
Je dirais qu’elle est en quête de quelque chose (rire). Elle veut absolument ressembler aux femmes qu’elle admire sur les réseaux, et elle est prête à tout pour cela… y compris à se transformer.
A se transformer… physiquement ?
Complètement. Pour réussir, Anna doit se conformer à un certain regard masculin, ce qu’on appelle le male gaze, une certaine manière de se percevoir et d’exposer son corps. Même si, aujourd’hui, c’est devenu plus compliqué.
Plus compliqué ? En quel sens ? Le male gaze me semble toujours bien présent…
Parce qu’au fond on l’a tellement intériorisé, que c’est peut-être plus un Instagram gaze qu’autre chose.
Pour construire votre personnage, avez-vous rencontré des influenceuses d’Instagram ?
Oui, je dirais qu’Alexis Ren m’a pas mal influencée au début. Elle a des millions de followers et c’était une des premières mannequins d’Instagram que j’ai suivie. Puis, j’ai interviewé Paige Woolen, qui a aussi une grosse communauté en ligne. Elle a un compte secondaire où elle poste les messages privés qu’elle reçoit (Dudes in the DM). C’est un peu une performance artistique, honnêtement. Mais ce qui m’a frappée chez elle, c’est son honnêteté. Elle parle sans filtre de son corps, de ses opérations, et ça m’a inspirée pour Anna. Même si Paige est plus âgée qu’Anna…
Est-ce qu’Anna, quelque part, c’est toi ?
Non, Anna n’est pas moi, mais il y a une part de moi en elle. Il y a des situations qu’elle traverse, qui sont proches de mon vécu, surtout dans la relation mère-fille. C’était important pour moi d’explorer ça.
Justement, cette relation mère-fille est fascinante dans votre roman. Il y a deux féminismes qui s’opposent, celui de la mère, qui voit tout à travers des structures de pouvoir, et celui d’Anna, qui est plus axé sur la liberté individuelle.
Est-ce que c’était une manière pour vous de réfléchir aux tensions dans le féminisme aujourd’hui ?
Anna incarne une sorte de féminisme, voire de post-féminisme, contemporain, très plastique, qui intègre toutes les décisions qu’elle prend et actions qu’elle commet, y compris les plus problématiques. Mais ce féminisme qui voudrait faire table rase du passé ne serait pas possible sans toutes les révolutions féministes d’avant, et avoir une mère comme Noreen, qui représente justement cette première vague, c’était un moyen d’avoir le contrepoint parfait. Je crois que beaucoup de femmes ressentent cela à propos de leurs mères ou des générations précédentes. Des visions qui ne peuvent plus s’accorder. Et en même temps, il y a toujours une friction entre la théorie et la vie, telle qu’on la « pratique ». Beaucoup des théories féministes que j’ai étudiées semblent rendre si simple le fait de rejeter certains aspects de la culture, mais c’est beaucoup plus compliqué lorsque l’on est en dehors du monde universitaire. Ce que montre mon roman, c’’est qu’on se construit toutes notre propre version du féminisme, mais au final, on est toujours coincées dans des cadres qu’on ne peut pas totalement briser.
Instagram permet de devenir autre chose que soi-même. La littérature fait cela aussi, non ? Est-ce que vous pensez que, paradoxalement, cet outil numérique permet également de s’affranchir des regards extérieurs… De s’émanciper ?
Instagram, comme le reste d’Internet, a une emprise folle sur nous. Il est impossible de ne pas devenir accro à ces images de perfection qui ne sont même pas réelles. Mais oui, je pense qu’Instagram peut aussi être un outil de libération. C’est un paradoxe fascinant. Ce n’est pas juste une question de dire : « Non merci, j’en veux pas. » Même chose pour les images modifiées, par exemple les filtres Snapchat, il y a des contextes où ça peut aider. Par exemple, avec des personnes qui ne se sentent pas à l’aise dans leur genre ou dans leur corps. C’est pareil pour la chirurgie esthétique… Cela peut être un moyen de reprendre possession de soi-même.
Parlons de Jake, qui devient un peu le mac d’Anna pour « booster » sa carrière. Dix ans plus tôt, il aurait été vu comme le mec cool, beau, riche. Pensez-vous que la représentation des hommes a changé depuis ?
Jake, c’est un mec qui semble appartenir au passé, mais qui est pourtant super actuel. La masculinité toxique qu’il représente a juste changé d’apparence, l’essence est la même, l’emballage est différent. Jake est une sorte de réceptacle qui abrite une voix ancestrale qui tente de résister aux mouvements féministes. Les réseaux sociaux ont amplifié la façon dont les femmes peuvent parler de ces sujets, comme avec le mouvement #MeToo, et ça a évidemment redéfini ce qu’on attend de la masculinité. Ou plutôt, ce que nous acceptons de la masculinité, ce que nous glorifions, et ce que nous ne glorifions plus. Ces « icônes » masculines, comme Hugh Hefner, deviennent plus complexes, mieux déconstruites, et à mon avis, c’est grâce aux femmes.