Dans La Moitié de la vie (Flammarion, 2021), André Desbazes nous raconte la lassitude d’exister. Ce temps qui est simplement la suite de quelque chose d’aimé et de perdu. Une histoire sans tapage, ni drame singulier, où s’invente une écriture de l’épuisement ordinaire.
Voilà donc un livre dénué d’intrigue. Je pourrais à peine parler de roman. Le narrateur nous décrit son travail, les villes qu’il habite, la maladie, son goût pour la boxe, les femmes qu’il a aimées ou qu’il n’a pas su aimer. Le propos est mince. C’est là que réside toute la beauté de l’ouvrage.
Nous traînons dans ces pages comme on flânerait, la nuit, sur le quai d’un fleuve. Ce n’est pas un récit, mais un regard. Un regard où nous nous enfonçons doucement pour découvrir ce sentiment qui donne son titre à l’œuvre, celui d’avoir dépassé la moitié de la vie.
Voilà ce que raconte André Desbazes : la minéralisation de la vie dans des lieux et des êtres.
Nous l’avons franchie, cette ligne, sans nous en rendre compte. La limite qui sépare les deux versants de l’existence. Une frontière presque imperceptible, moins temporelle qu’intérieure, marquant l’entrée dans notre propre soir.
Allez, semble nous souffler André Desbazes, on peut démonter la scène maintenant. Éteignez les lumières ! Remisez les costumes ! À quoi bon continuer sans y croire ? Que nous reste-t-il, sinon ce prolongement de soi vers le déclin ? Cessons plutôt cette mascarade juste après la crête de la vague, quand nous commençons à nous sentir glisser. À peine un frisson à cet instant. La chaleur des formes de ce monde nous est encore connue. La chute n’est pas entière, ni tout à fait assimilée par la conscience. Mais la nuit va tomber. Nous apercevons déjà, au bord du chemin, cette part de rêve qui a été imperceptiblement grignotée par la matière. La vie a commencé à s’incarner. Voilà ce que raconte André Desbazes : la minéralisation de la vie dans des lieux et des êtres. Et si nous les aimons encore, ce ne sont plus pour ce qu’ils contiennent de promesses, mais pour les ombres qu’ils s’apprêtent à devenir et qu’ils portent en eux.
« J’étais arrivé au moment de la vie où on a tout intérêt à faire passer vite le petit morceau de vie coincé entre le retour chez soi et le sommeil, ce petit morceau de vie à soi coincé entre ces deux devoirs comme un menu morceau carné dans la gencive entre deux dents, et qu’on ne peut pas s’empêcher de toucher de la langue, de repousser du bout, du plat de la langue, du côté, mais on n’y arrive pas et à la fin la langue aussi on l’a écorchée à force de la faire traîner sur les arêtes et on reste là obsédé par ce petit bout qui n’a pas de nom pas de forme, qui nous empêche d’être tranquille et qui est minuscule, minuscule et inconnu de tous, et qui nous interdit de penser à autre chose ou cesser de penser, et on peut juste espérer qu’il partira de lui-même. Oh, au fond on le sait bien, qu’il partira de lui-même, que ce n’est qu’une question de temps, dès qu’on n’y pensera plus en fait c’est ce qu’il attend pour cesser d’exister et disparaître, de lui-même, sans laisser aucune trace ni nom ni mémoire, nous on sait juste qu’il a été là, plus tard ou le lendemain, quand on se rend compte qu’il n’y a plus que du vide, on sait que là il y avait quelque chose, on l’a touché du doigt, de la langue, du plat ou de la pointe de la langue, et on l’en a gardée un peu écorchée, un peu à vif. »
Un homme dans la foule
Notre jeunesse a disparu. Nous nous étonnons mollement, dans un éclair de lucidité, d’appartenir à ces sociétés de l’âge adulte que l’on méprisait naguère. Nous y occupons une place par renoncement. Le narrateur se retrouve ainsi un cadre expatrié en Chine, dans le risk management, pour une multinationale nommée la Mirific. Il travaille là comme il aurait pu travailler ailleurs. Il ne semble pas manifester de vocation particulière pour l’avilissement du commerce. Il décrit simplement l’absurdité de son emploi. Une quête du profit qui n’est pas la sienne, mais à laquelle il participe avec une ironie discrète, à la fois acteur et témoin de cette comédie de l’argent :
« Pour la Mirific je comprends, ça fait sens, c’est toujours l’espoir du pactole avec cet immense pays, le marché d’un milliard six cents millions d’habitants (comme si c’était tous des consommateurs, mais bon on en est plus là) et en plus comme personne ne sait vraiment comment fonctionne ce marché, il y a encore un marché pour faire comprendre comment accéder au marché, et ça fait un deuxième pactole avec rien que des études de risque pays et du business développement et de l’analyse de marché et tout ce que la Mirific sait vendre depuis qu’elle a été créée et que le marché existe. »
Un livre pour fixer ses fantômes
Mais La Moitié de la vie est aussi une histoire de femmes. Un livre traversé par des attachements rompus. Il y a d’abord Bella, l’ex-épouse qui l’a quitté pour un homme plus riche. Ou bien Claire que le narrateur a désirée dès le premier regard et qui lui a échappé, avant qu’il ait pu lui avouer l’étendue de ses sentiments. Il en reste des visages, des gestes, des attitudes, le regret de peaux devenues étrangères, tout cela formant une longue nuit qui n’est pas une nuit physique, mais une nuit humaine. Une nuit au centre de ces nuits d’insomnie qui passent et se ressemblent, comme des paysages aperçus à travers la vitre d’un train forment dans l’obscurité un long ruban d’ombres, que nos yeux scrutent en vain. Le narrateur examine ainsi sa mémoire, avec un unique désir : tenter de comprendre pourquoi les voix se sont éteintes, incapable de retenir ces femmes jadis aimées. Il en revient à chaque fois à sa solitude, seulement un peu plus lourd de vies jamais vécues, mais qu’il aurait pu vivre et qu’il transporte maintenant en lui :
« Gentils fantômes qui ont poursuivi leur chemin, nous dépassant, dépassant notre peine (et dans certains cas, la leur) et trouvant le bonheur en un autre endroit, près d’une autre personne, sous d’autres latitudes, parfois. Certains sont morts à cette heure, peut-être, et je suis le seul, j’en suis sûr, à les pleurer, bien seul, et bien plus que ceux qui étaient avec eux à la fin, parce que seul moi sais l’exact calcul, l’exacte beauté de ce que nous avons perdu, de ce qu’ils ont dû abandonner, de ce qu’ils ont perdu en tournant le dos à ce côté-ci de la route, et cette quantité de malheur qui fut rajouté dans la vie.
J’ai moi, une place pour chacun d’eux dans ma mémoire, une place pour leur beauté et pour leurs vertus, comme nul autre ne peut les connaître et dont nul ne songerait à les parer, une place où pardonner leurs fautes, et où les miennes, le mal que j’ai pu leur faire, pèse par contraste de tout son poids sur mes épaules, à moi, tandis qu’ils s’élèvent, légers gentils fantômes du souvenir, et du regret du bonheur que nous avons tout détruit. »
Je pourrais encore évoquer bien d’autres thèmes. Le livre en est cousu comme autant de fils musicaux. Chacun a son charme propre et ils s’enrichissent pris ensemble en une délicate harmonie. L’écriture d’André Desbazes a en effet quelque chose d’un entremêlement de chants silencieux. Une poésie lucide et sans outrance qui emprunte les habits de la prose.
Illustration : Edvard Munch Melancholy