Anne Dujin, rédactrice en chef de la revue Esprit, est également poète. Dans Noyau manquant, son nouveau recueil publié dans la collection « Blanche » des éditions Gallimard, elle propose une poésie sensible et lumineuse, tournée vers le monde extérieur. Avec l’écrivain Nicolas Krastev-Mckinnon, Anne Dujin revient sur sa pratique de l’écriture poétique.
Nicolas Krastev-Mckinnon : Chère Anne Dujin, merci d’accorder cet entretien à Zone Critique ! Cinq années se sont écoulées depuis la parution de L’ombre des heures, votre premier recueil, aux éditions L’herbe qui tremble. Vous venez de publier Noyau manquant aux éditions Gallimard, en collection Blanche : pourriez-vous commencer par revenir sur la genèse de ce projet ? Quelle est en somme l’histoire de ce livre, et, peut-être, son ambition ?
Anne Dujin : Après la parution de L’Ombre des heures, un certain temps, plus d’un an en tout cas, s’est écoulé avant que je ne me remette à écrire. J’étais pleine de doutes sur la manière de poursuivre. Ce premier recueil était plutôt intérieur, porté par une certaine urgence à dire ce que l’on croit essentiel quand on publie pour la première fois. Une fois le soufflet de cette urgence retombé en moi, j’ai souhaité tourner le dos à la pente introspective. Sans prétendre à une quelconque objectivité, je voulais que le regard soit davantage tourné vers la réalité, et que le « je » poétique s’efface derrière elle, en tout cas s’estompe.
Il n’y avait pas là de rupture fondamentale, ces partis pris étaient déjà ceux de L’Ombre des heures, mais je souhaitais aller plus loin dans cette veine. Un certain nombre de poèmes sont venus ainsi, mais au bout de quelque temps, deux ans peut-être, il m’a semblé que je courrais un autre risque : celui d’écrire des poèmes privés de racines, de nécessité profonde, en forme de cartes postales. J’ai alors cherché à tirer le fil de ce qui me poussait à écrire, à l’expliciter, de sorte que les poèmes déjà écrits s’ordonnent, prennent sens les uns par rapport aux autres, et que d’autres viennent s’y adjoindre. Des poèmes qui explorent la vie, toute l’activité humaine, et cherchent à approcher quelque chose comme le cœur de l’expérience, dans toute son intensité. Mais lorsqu’ils y parviennent, c’est comme s’ils tombaient sur une absence, un « noyau manquant », qui ne se laisse jamais saisir, et empêche le poème de se clore définitivement. L’écriture brasse ainsi l’expérience dispersée, elle est aimantée par le noyau, la recherche du sens, dont la source échappe toujours, mais appelle à continuer de chercher… Voilà, à gros traits, l’histoire de ce livre.
NKM: Dans Noyau Manquant, de nombreux poèmes ont pour titre des noms de lieux, de villes, notamment italiennes et méditerranéennes (Naples, Vintimille…) : est-ce à dire que votre écriture s’enracine dans le mouvement et le voyage, qu’elle naît au contact de lieux que vous traversez, ou qui vous traversent ?
AD : L’écriture poétique s’enracine certainement pour moi dans l’expérience, dans la sensation. Je reviens toujours à ces mots de Pasternak, pour qui la poésie commence quand « nous ne reconnaissons plus la réalité », qu’elle nous apparaît soudain neuve. Alors, « nous nous efforçons de lui donner un nom. » Parmi les sensations qui me traversent, auxquelles je ressens le besoin de « donner un nom », celles liées à la Méditerranée et à l’Italie ont en effet une place particulière. Sans doute parce que la Méditerranée est le lieu d’une expérience de la lumière que je ne fais pas ailleurs, qui a ce pouvoir de renouveler sans cesse le regard, de donner à voir les choses sous un nouveau jour, au gré de ses oscillations, de ses tremblements. La découverte d’un lieu à travers le voyage est bien sûr une occasion privilégiée de ce renouvellement. Mais la plupart des poèmes du recueil évoquent des lieux familiers, qui restent néanmoins ouverts à l’inédit. C’est d’ailleurs lorsqu’elle a lieu au cœur du quotidien que cette expérience dont parle Pasternak est la plus bouleversante, qu’elle nous met en mouvement dans notre propre vie.
NKM : J’ai été marqué par la dimension collective – voire sociale – de certains de vos poèmes, qui décrivent par exemple des ouvriers à l’œuvre, la monotonie des vies de bureaux ou encore nos errances de confinés. Votre poésie, loin d’une introspection close, est tournée vers la vie commune. Pourrait-on dire que votre cheminement poétique rejoint en un sens le regard politique que vous développez notamment chez Esprit ?
Anne Dujin : Ce sont deux regards distincts, mais qui ne s’opposent pas, contrairement à l’idée reçue que l’on pourrait avoir. Le regard poétique tourné vers les hautes sphères ou les tréfonds de l’intériorité ; l’écriture de revue tournée vers l’ici-bas. Les deux procèdent d’une même présence au monde, à la réalité. Et sans doute d’un même désir, sinon de la comprendre, du moins d’en témoigner. Mais ils ne se confondent pas non plus. La poésie, au-delà même de la forme poème, caractérise, je crois, une situation dans le langage où s’éprouve, avec une intensité particulière, notre rapport au monde et la cristallisation du sens. Un texte en prose peut être porteur de cette ambition, mais c’est pour moi le poème qui en est le lieu privilégié. Un lieu pour tenter de refonder, inlassablement, un rapport juste entre les mots et les choses, rapport qui menace toujours de se fausser dans les usages courants de la langue. L’écriture de revue se nourrit ensuite de cette justesse, du moins je l’espère.
NKM : À ma lecture, j’ai été très sensible à votre traitement de l’enfance, tantôt continent perdu, à la fois intact et inaccessible, tantôt boule de souvenirs que l’on n’arrive pas à démêler. Le temps perdu de l’enfance : serait-ce là le « noyau manquant » qui donne son titre au recueil ? Notre « part honteuse de rêve » que l’on a égarée ?
AD : L’enfance est présente dans ce recueil oui, et elle l’était déjà dans L’ombre des heures. C’est un thème qui s’impose fréquemment à moi, mais ce n’est pas le sentiment maternel qui nourrit le poème sur l’enfant. C’est plutôt la redécouverte, à travers les enfants, de l’état d’enfance, c’est-à-dire d’un état où le mystère du monde est encore entier, et doit être mis progressivement en mots. Cet étonnement-là est fondateur, et je crois qu’il n’est pas sans lien avec l’expérience de la « réalité neuve » dont parle Pasternak. Ce n’est donc pas directement l’enfance que désigne le « noyau manquant », mais l’enfance est certainement l’un des visages de cette unité perdue du monde, que le poème cherche à recomposer.
NKM : L’une des dernières sections du recueil s’intitule « Dans la langue éclaircie » propose comme une sorte d’art poétique où les visées de votre écriture se dévoilent légèrement : « Ramasse alors les mots et les sons dispersés/ assemble-les sur un fil (…) La vie de tous les jours/ repoussera plus dru dans la langue éclaircie » La poésie a-t-elle vocation à rassembler les éclats du monde ? Et que représente pour vous une langue éclaircie ?
AD : La langue éclaircie, c’est d’abord je crois la langue débarrassée des clichés dont on la charge, qui s’accumulent en elle et qu’elle charrie sans que l’on y prenne garde. Or ces clichés, ces formules toutes faites, entravent puissamment notre rapport au monde, lui font écran. Au contraire, notre expérience de la réalité peut retrouver sa vigueur, sa netteté, à travers une langue éclaircie. Mais ce poème évoque aussi le caractère nécessairement discret, dérisoire peut-être, de cette entreprise en poésie. J’ai beaucoup aimé le dernier livre de Jean-Christophe Bailly, Temps réel, qui s’ouvre sur l’image du poème comme l’insecte au bout d’un brin d’herbe, minuscule et pourtant capable de faire pencher l’univers. Le poème oscille entre insignifiance (la poésie ne peut plus prendre en charge une ambition programmatique pompeuse de refondation de la langue) et responsabilité (elle ne peut se permettre d’être inconséquente avec la langue, de lui faire dire n’importe quoi). La langue éclaircie, ajustée le plus précisément à ce qu’elle veut dire, c’est pour moi ce que doit rechercher chaque poème, modestement mais avec persévérance.
NKM : Merci pour toutes vos réponses ! Je voulais conclure cet échange en vous interrogeant sur la suite de vos projets poétiques. Doit-on s’attendre à de nouveaux recueils ? À un Noyau Retrouvé, peut-être ?
J’écris bien peu, et les poèmes viennent au compte-gouttes… À cet égard j’ai moins un projet qu’un souhait : celui que le goutte-à-goutte persiste, que d’autres poèmes viennent, et qu’ils trouvent en temps voulu un fil, une cohérence qui pourrait donner un nouveau recueil, ce dont je suis loin. Mais je ne crois pas qu’il faille espérer trouver un jour le noyau. Si cette coïncidence parfaite de la vie à elle-même advenait, alors il n’y aurait plus rien à écrire !
- Crédits photo : Francesca Mantovani (c) Editions Gallimard
- Noyau manquant, Anne Dujin, Gallimard, 2024.