Dans son sixième roman, Peau-de-sang, publié en France par Le Tripode, Audrée Wilhelmy explore la figure de la prostituée dans un espace et un temps indéfini. Grâce à cette narration, l’autrice transporte le lecteur dans un monde qu’il est libre de comprendre et d’analyser avec, tout de même, une volonté de proposer un conte politique.  

Peau-de-sang, Audrée Wilhelmy

Benoit Landon : Votre roman porte le nom de son personnage principal. Dans le village de Kangoq, cette femme est plumeuse d’oie, travailleuse du sexe et joue un rôle à la fois dans l’éducation des filles et auprès des maris. D’où vous vient l’idée de ce personnage ? 

Audrée Wilhelmy : J’ai ce personnage en tête depuis six ou sept ans. Il m’est apparu après avoir entendu dans la salle d’attente d’un dentiste la chanson « Belle » de la comédie musicale Notre-Dame de Paris. Je devais me concentrer sur autre chose que mes dents avant le rendez-vous, alors j’ai réfléchi à la chanson et j’ai trouvé que le personnage d’Esméralda était assez particulier. C’est une figure complètement gravitationnelle à laquelle on a très peu accès (du moins dans la comédie musicale) et qui sert plutôt à révéler les autres personnages autour d’elle, particulièrement les personnages masculins. Elle obsède tout le monde, mais personne ne sait rien à son sujet. Peau-de-sang est une figure un peu similaire, bien que moins vulnérable et moins jeune. Le lecteur doit l’inventer lui-même, parce qu’elle n’a pas vraiment d’apparence décrite. On ne sait pas d’où elle vient, on ne connaît pas vraiment son caractère non plus. Chaque lecteur doit donc se l’approprier, comme le font les gens du village. 

BL : Elle m’a fait penser aux sorcières de la Nouvelle-Angleterre. 

AW : C’est une figure qui emprunte beaucoup à l’archétype des sorcières, mais la plupart des femmes libres, en général, se retrouvent à entrer dans cette catégorie. Peau-de-sang représente une vision contemporaine de la réécriture de la figure de la sorcière influencée par le féminisme. Historiquement, aussitôt qu’une femme sans enfant vit selon ses propres codes, elle rentre dans cet archétype.

BL : Pourquoi doit-elle mourir dès le début du livre pour que son histoire soit racontée ? 

AW: Au début de l’automne, j’ai eu l’occasion d’en parler beaucoup lors de ma tournée en France. À cette occasion, quelqu’un m’a dit qu’elle avait quelque chose de christique, c’est-à-dire que sans sa mort, le chemin qu’elle met en place ne peut pas être complété. C’est tout à fait vrai. Pour que l’émancipation de tout le monde puisse avoir pleinement lieu, elle peut difficilement rester vivante. Avec ce livre, je voulais aussi placer le lecteur dans une posture d’enquête en lui révélant dès le départ la mort à venir pour qu’il puisse s’intéresser à la vie du village dans une perspective de résoudre quelque chose. 

BL : Une part importante du livre concerne le rapport entre hommes et femmes et l’apprentissage de ces relations. Est-ce que c’est un rapport contemporain que vous avez voulu explorer (sans pour autant apporter d’éléments temporels concrets aux lecteurs) ? 

AW : J’ai l’impression qu’il s’agit du roman le plus politique que j’aie écrit. Dans les précédents, mes idées sont plus en arrière-plan, moins définies même pour moi. Alors que dans ce roman, je savais en partie ce que je voulais dire. Il y a une critique des structures patriarcales, mais sans exclure les impacts subis par les hommes. On le voit dans les personnages du notaire ou du médecin, ils sont contraints par des rôles et des fonctions sociales qui ne leur conviennent pas non plus. La structure est oppressive pour tout le monde. Cet aspect est essentiel dans ma perspective du féminisme, c’est un enjeu qui affecte tout le monde et qui impose des manières de vivre et des contraintes de comportement à l’ensemble de la population. Il y a par ailleurs une dédramatisation de la sexualité et de la fonction sociale du travail du sexe qui me paraissait importante. Je pense que lorsqu’on apprend à se connaître, à perdre la fragilité de notre identité, on est plus capable d’accueillir l’identité des autres sans vouloir imposer notre vision des choses. La meilleure manière de vivre en société est d’être confiant par rapport à ce que l’on est et de réussir à accepter que l’autre ne soit pas comme nous. 

BL : Dans le roman, il y a peu de repères temporels et géographiques. Nous savons que l’action se situe dans la ville de Kangoq, pourquoi avoir voulu détacher l’histoire du temps et de l’espace ? 

AW : L’ensemble de mes romans sont construits de cette manière. L’idée est d’avoir un espace ouvert, mouvant, proche du conte pour que le lecteur puisse se l’approprier. Certains lecteurs me disent que c’est un univers apocalyptique, d’autres que le roman se déroule au Moyen Âge. Il n’y a pas de raison que ce soit plus l’un que l’autre. J’aime que le lecteur ait sa place dans la co-création du roman qu’il est en train de lire.

J’aime que le lecteur ait sa place dans la co-création du roman qu’il est en train de lire.

BL : J’ai l’impression qu’il s’agit d’un trait commun aux autrices et auteurs du Québec. Est-ce une généralité de le dire ou quelque chose qui dist...