A 64 ans, malgré l’état civil, Benoit Duteurtre est mort jeune. Il nous quitte avec le sourire juvénile, l’allure adolescente et l’esprit d’enfance qu’il aura conservés jusqu’au bout. On le disait candide et naïf ; Benoit Duteurtre a aimé jouer à l’ingénu. Son côté provincial aurait pu le rendre benêt : d’abord Havrais et Normand, il était l’arrière-petit-fils de René Coty. Enfant du pays, il a autant côtoyé les vaches rousses, blanches et noires que les muses de tous les arts. 

On serait bien en peine, pour présenter son œuvre, de ne citer qu’un ouvrage ou même deux.  L’Eté 76 nous renseigne déjà sur l’auteur. Le récit campe ses premières années rêveuses, poétiques et poliment contestataires. Il rêvait comme toute sa génération de s’affranchir du consumérisme et embrassait les promesses de liberté morale et esthétique : « plein de l’air du temps, je contestais vivement le monde capitaliste, bourgeois, respectable, et surtout ce conservatisme dont l’institution Saint-Joseph, par sa nature même d’école privée chrétienne, m’apparaissait comme l’atroce incarnation. » 

Sa famille aurait aimé qu’il fasse médecine ; l’adolescent se passionne pour les avant-gardes musicales. Il rencontre Boulez, Ligetti… Revenant sur son jeunisme musical avant-gardiste, il critiquera le dogmatisme esthétique de Boulez dans Requiem pour une avant-garde. Cette critique lui en aura valu quelques-unes : on n’attaque pas si facilement des vaches sacrées.  Il n’arrête pas la musique pour autant : Benoit est le pianiste de Paris latinos. Les auditeurs de France Musique auront apprécié étonnez moi Benoit, émission qu’il produisait et animait depuis 1999 consacrée à la chanson. 

Tous « les théoriciens l’intriguaient » mais il en revint. Sans manquer les passages obligés de la contre-culture et de la culture de contestation, il a su mûrir après introspection : « dans une pensée plus raisonnable, je m’avisai soudain que le lyrisme de l’adolescence est suspect, plein d’enthousiasmes faciles, de certitudes arrogantes qui conduisent des jeunes poètes et les gardes rouges. Toute notre vie nous apprend à dépasser ce lyrisme puéril en posant la réalité sur l’autre plateau de la balance ». Pourtant il n’était pas de ces moralistes néo conservateurs qui délaissent une théorie pour en embrasser une autre. Son attention se porte finalement moins sur les grands affrontements idéologiques du temps que sur l’ordinaire de certaines choses et les détails de la vie courante. S’étant fixé de devenir écrivain assez tôt, la vocation littéraire le rattrape. Becket en 1982 reçoit une proposition du jeune Benoit et permet la publication de son premier texte à la revue Minuit pour le numéro de clôture.   

Il lui restait à composer une œuvre. Elle fut si foisonnante et variée qu’on serait bien en peine de ne citer qu’un seul ouvrage ou d’en restituer l’unité. Par ses personnages, Duteurtre campait quelque part le sien : un Don Quichotte placide frénétiquement obsédé par le détail. Il y a de la fantaisie et du réalisme, de l’improbable et du très prévisible, du rire et de l’inquiétude, de la farce grotesque comme des digressions d’essayiste dans un décor, la France, qui lui semble gagné par la chicane, l’esprit tatillon et la moraline. 

Vaches, œuf mayonnaise et buffet de gare 

Plusieurs œuvres, dans le désordre. De Gaulle ressuscite (Le Retour du Général, 2010) et s’indigne qu’un bistrot ne serve des œufs mimosas qu’à la mayonnaise industrielle alors qu’une directive sanitaire interdit aux bistrots de faire la leur. Une technocratie obscure, hygiéniste et européenne administre la France ; cette dernière attend que son Général l’en sauve. Il lance alors une improbable coalition du grand large pour sauver la gastronomie populaire et l’art de vivre. 

Enchanteur du désenchantement, Duteurtre met une pincée de surnaturel dans un monde si obsédé de normalité et de prévisible qu’il lave sa mayonnaise à la javel. La nostalgie de la nourriture sur le pouce lui en inspire une autre : la Nostalgie des buffets de gare. Les bistrots typiques qui servaient une cuisine familiale, sous les grandes verreries des gares de province, sont remplacés par les Burgers Kings et Starbucks. L’auteur est gaulois dans ses goûts et dégoûts : « après s’être alignée sur le modèle aérien (avec ses billets low cost, ses gares en pleine campagne, ses frais et ses taxes), après avoir tout misé sur la grande vitesse au détriment d’une majorité d’usagers des lignes régionales […], la compagnie s’applique à remodeler l’archaïque “service public” sur le modèle d’entreprise privée qui tient lieu d’unique projet collectif au sein de l’Union européenne ». Ah ! l’Europe… Nous sommes quelques années avant « saccage Paris » : Duteurtre anticipe déjà le modèle de la ville franchisée où les bistrots sont démolis pour accueillir les enseignes  des grandes marques. Le service est dépersonnalisé comme la production. L’auteur regrette la fin des terroirs associée à la disparition des races de vache dans À propos des vaches, où il lie le caractère d’une région aux espèces qui y pâturent.  

Dans la France dont Duteurtre raconte l’évolution, il n’est plus permis de se dépatouiller : la division méticuleuse des tâches interdit tout passe-droit. Service Clientèle observe, par le destin misérable d’un jeune homme embauché dans la com, ce qui tient lieu en France de relations sociales et professionnelles. Dans les calls centers, dans les supermarchés, sur les plateformes numériques de commande et de réservation, dans les gares et les aéroports, l’humain est un client qui achète et établit un rapport impersonnel, uniforme et prévisible aux êtres comme aux choses. 

Tout se perd, pas grand-chose ne se crée et plus rien n’a de formes. On normalise, on unifie, on standardise, on rince, on lave, on légifère… L’usager du train est un client, la vache est une donnée chiffrée de production, l’espace immobilier est une franchise, la mayonnaise une directive sanitaire. Le lecteur s’étonnera que dans un décor si pessimiste et un propos en apparence vitupérant, les personnages conservent toute leur fraicheur et leur faculté d’étonnement, alors que le style ne vire jamais à l’aigre même quand il s’autorise des digressions pamphlétaire. 

On a pu reprocher à Benoit Duteurtre d’être un de ces mauvais coucheurs de la société de consommation et de la décontraction des mœurs. Il n’était pourtant pas un de ces nostalgique qui cèdent aux facilités du « c’était mieux avant ». Né avec le gaullisme, la Ve République et l’expansion économique et années 1960, notre auteur regrette un peu la République que présidait son bisaïeul et cette culture qui passe des années folles aux fiftiesavant d’être engloutie dans la croissance et la marchandise. On trouve cette ces regrets confus dans Ballets roses, de 2009 qui racontent les déboires d’André Le Troquer, gros bonnet de la IVe République impliqué en 1959 dans une affaire de mœurs : des parties fines avec des jeunes filles mineures qu’on attirait dans les bras de gros bourgeois en leur faisant miroiter une carrière artistique grâce à ses relations. Cette affaire emporte la carrière et la réputation de Le Troquer même si la justice ne lui a infligé qu’une peine symbolique. Duteurtre décrit d’ailleurs une institution nettement plus clémente qu’aujourd’hui… Si le juge conserve son ton paternaliste et donneur de leçons en sermonnant les jeunes filles pour leur légèreté, les parents qui ne savent pas les tenir, il voit aussi toute la duplicité, le double jeu et l’ambiguïté de ces adolescentes qui se sont données dans cette affaire ; celui des familles aussi qui en attendaient une promotion canapé. La justice des années 1950 n’est pas spécialement woke : la sexualité féminine est encore coupable, il arrive que des jeunes gens mentent et manipulent et le non-consentement a posteriori n’existe pas. Le phallus est plus souvent évoqué aujourd’hui sous l’angle sanitaire et judiciaire et la culpabilité sexuelle est devenue essentiellement masculine. Aussi, le basculement est vertigineux. Benoit Duteurtre a su illustrer par l’exemple cette sentence de Philippe Muray : « l’envie de pénis a été remplacé par l’envie de pénal ». 

La somme romanesque de Duteurtre sait être historique par son décor et sa précision. Il fait revivre les faunes politiques et les flores mondaines d’autrefois. Il procédait comme un enquêteur ; plus journaliste qu’historien, il avait tendance aussi à dilater la chronologie. Les années 1950 vues par l’auteur sont pleines de traces d’hier : on y trouve le même Paris populaire, les mêmes cabarets, les mêmes bars, les mêmes gares, la même piquette, la même bourgeoisie cocue, les mêmes bordels, la même hypocrisie, le même paternalisme et aussi la même douceur de vivre. Tout se passe chez Duteurtre comme si, par un singulier enchantement, une guerre mondiale n’avait pas effacé le caractère propre de ce vieux pays. L’historien remarquera que les changements les plus profonds sont ici souvent les moins perceptibles. Ils opèrent moins par l’effet par d’un évènement spectaculaire comme la défaite de 1940 que par les mutations sociales et économiques. L’histoire – même comprise dans le temps long – est ici allée assez vite : ce que deux guerres mondiales n’avaient pas abattu, les trente glorieuses l’ont détruit en une décennie. 

Nostalgie et masque d’enfance 

Duteurtre a aimé les innovations artistiques et littéraires comme il a combattu leur pétrification

Duteurtre a vu juste et on goûte à sa lucidité. S’il sait nous rendre clairvoyant, on ignore s’il nous invite à la déploration ou à la nostalgie. Jamais le romancier ne nous dit explicitement que c’était mieux avant ni n’appelle à la réaction.  Percevoir ces petits riens qui font des tout suppose simplement un sentiment aigu et intime des choses qu’indiscutablement Benoit Duteurtre possédait. Pour qu’on ne diabolise par sa lucidité, pour qu’elle ne passe pas pour une aigreur ou une poussée de fièvre idéologique suffisant à ranger son auteur sur la liste noire des nouveaux réactionnaires, il a su la couvrir du masque de l’enfance. Dans les lettres françaises, Duteurtre était cet ingénu qui voyait et comprenait tout et à qui – péché juvénile – il arrivait de tout dire, faute d’inhibition. Toujours l’on pardonnera à l’enfant son côté joueur comme sa franchise maladroite quand l’assertivité et l’aigreur du vieux bouc n’éveilleront aucune indulgence.  

À ce propos, ses derniers romans ont, il faut le reconnaître, un peu forcé le trait… Dénoncez-vous les uns les autres revient sur metoo et la tendance de notre société à se transformer en tribunal de tous contre tous par avocats interposés. Un certain Mao est cadre culturel dans une mairie de gauche. Son fils s’appelle Barack. Il n’ose pas coucher avec Robert, sa petite amie (oui, oui…). Barack assiste à une représentation mettant en scène la faute d’un homme sur la messagerie duquel on a trouvé des textos sexistes. Le jeune homme a été confondu et doit payer sa dette en participant à des représentations terrifiantes. Les enfants doivent jeter des tomates à ce misogyne. Tout cela en vertu d’une nouvelle loi « dénoncer et protéger » qui traque les individus sexistes. Les personnages ne tardent pas à tomber eux aussi quand la réalité romanesque finit par dépasser la mise en situation théâtrale.  Robert, Barack, metoo… clairement, la subtilité a pu s’effacer là devant la farce. En même temps, l’époque ne poussait pas forcément l’auteur à la concession. 

Duteurtre était à l’aise avec la sotie, farce satirique sur la société et le temps héritée du moyen-âge et qu’avaient déjà réactivé Gide, Anouilh et Italo Calvino. Son Retour du Général le rapprocherait de Gonbrowitch, Quand l’étonnante alchimie du rire, du cauchemar et de l’absurde rappelle bien sûr Kafka. Duteurtre pouvait afficher la sévérité de Debord et de Bossuet, la précision de Balzac (sans le style) et une touche de fantaisie à la Marcel Aymé. On trouve dans cette œuvre plusieurs genres, plusieurs domaines d’expertise qui pourraient donner une impression de frivolité ou de dispersion. Il y a pourtant une architecture derrière l’apparente désinvolture dilettante. Duteurtre a aimé les innovations artistiques et littéraires comme il a combattu leur pétrification en règles du jeu ou nouvelles traditions dogmatiques. Demeurant en cela absolument moderne mais d’une modernité qui toujours incarne le mouvement de la vie malgré les interdits, malgré le vieillissement et, in fine, malgré la mort. 

© Hannah Assouline

  • Benoît Duteurtre, L’été 76, Gallimard 2011
  • Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant garde, Les Belles Lettres, 2006
  • Benoît Duteurtre, Dénoncez-vous les uns les autres, Fayard 2022