Bernard-Marie Koltès (1948-1989), écrivain et avant tout dramaturge, écrit à l’âge de 23 ans sa pièce Procès ivre. Nous sommes en 1971. Il s’agit alors de sa troisième pièce qu’il met lui-même en scène au théâtre du Quai de Strasbourg et publie aux éditions de Minuit. Marqué par la lecture de Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, Bernard-Marie Koltès en propose une réécriture.
Cette courte pièce permet au jeune dramaturge d’évoquer les thèmes qui caractérisent son œuvre de manière plus générale et que l’on retrouve, comme un écho démultiplié, au sein de toutes ses pièces : l’incommunicabilité des hommes entre eux, la solitude absolue de l’être, la difficile confrontation avec l’autre, avec soi, avec l’inconnu et l’étranger.
Les voix de la persécution
La pièce, véritable réécriture moderne du roman, reprend la trame narrative de Crime et châtiment depuis l’assassinat de la vieille femme – Aliona – jusqu’au bagne en Sibérie où Raskolnikov, jeune étudiant tombé dans la misère la plus noire, purgera sa peine après avoir assassiné sa propriétaire. Malgré le respect des éléments narratifs et de l’identité des personnages principaux du roman, la pièce s’intéresse plus précisément aux errances psychiques du personnage de Rodion Romanovitch Raskolnikov, à qui le nom – en russe le préfixe « raskol » signifiant scission, division ; ici du personnage même – sied mieux que jamais. Toute la pièce de Koltès est baignée dans l’ivresse et l’alcoolémie des personnages, conférant aux dialogues une impression de dissolution, de digression, de hors-sujet.
« Je sens le vin. Moi, le vin. Et toi qui pues l’alcool dès le saut du lit. D’ailleurs, tout ici pue l’alcool. Même les murs. »
Lentement, le sang fait son apparition, en écho à ce sentiment durable et dévorant rongeant à petit feu le héros et sa raison
La culpabilité de Raskolnikov – élément clef du récit de Dostoïevski – est omniprésente tout au long de la pièce, se teinte de rouge, prend physiquement corps pour envahir la scène comme elle pénètre l’esprit du jeune homme tourmenté psychologiquement. Lentement, le sang fait son apparition, en écho à ce sentiment durable et dévorant rongeant à petit feu le héros et sa raison. Le sang vient souiller les mains de Raskolnikov et davantage encore :
« Le sang qui coulait, qui a éclaté du crâne, cassé comme une porcelaine. Il coulait, imbibant le tapis plein comme une éponge, montant le long des murs, remplissant mes chaussures, grimpant sur...